se divisait mon existence, et c’était le sort qui m’était
encore réservé pour longtemps.
Dix heures et demie étaient arrivées et je me rappelais
que c’était l’heure que j ’avais fixée à mes compagnons
pour nous réunir à déjeûner; nous nous
installâmes modestement sur le sable, au bord même
de la rivière ; des feuilles de papier ou de Misandra
magellanica arrachées aux plantes du voisinage, nous
servaient de vaisselle; nous fîmes un joyeux festin,
dont le saucisson, le lard du b o rd , un poulet et une
oie rôtie formaient la base, arrosés par trois bouteilles
de vin vieux et blanc. La scène se termina en sablant
une bouteille d’Aï en l’honneur du premier jour
de l’année qui commençait, surtout au succès de notre
effort prochain dans les glaces.
La conversation étant tombée sur ce chapitre,
chacun fit son hypothèse sur la limite que nous pourrions
atteindre. On fut curieux de connaître mes
prétentions. Je déclarai que si la relation dé Weddell
était vraie, je ne voulais pasm’abonner à moins du 80e
degré de latitude. On trouva ce chiffre exagéré, et
l’événement ne prouva que trop bien qu’il l’était én
effet ; car il me fallut bien en rabattre.
M. Le Guillou m exposa alors toute l’importance
qu’il y aurait, dans l’intérêt de la géologie, à
explorer le cap Remarquable où Bougainville avait
signale 1 existence de coquilles fossiles. Malgré tout le
désir que j ’avais de ne pas perdre un moment, je lui
promis de tout tenter le lendemain pour lui procurer
cette satisfaction. Dès-lors, comme je l’avais fait dans
ma campagne précédente, et comme je me promettais
de le faire dans tout le cours de mon nouveau voyage,
j ’avais pris avec moi-même l’irrévocable engagement
de favoriser également les diverses branches des sciences,
toutes les fois que cela serait possible sans compromettre
les opérations principales qui m’étaient
imposées.
Après notre déjeûner, nous passâmes encore,
M. Jacquinot et m o i, environ deux heures à l’ombre
de ces délicieux bocages, en nous entretenant paisiblement
des objets de nos affections et de nos projets
pour l’avenir. A trois heures, nous rembarquâmes
pour opérer notre retour. Le ma tin, nous avions observé
deux oies et deux sarcelles en remontant la rivière
; en la descendant, nous vîmes deux sarcelles et
un plongeon à la tête marquée de rouge ; mais ces oiseaux
étaient si défiants et si alertes que nous ne pûmes
en atteindre aucun.
Le capitaine Jacquinot poussa sur-le-champ jusqu’à
sa corvette. Pour m o i, tenté par l’aspect d’un charmant
bouquet de beaux hêtres, je débarquai sur la rive
gauche, où j ’eus bientôt abattu plusieurs perroquets.
Ces oiseaux semblaient s’être donné rendez-vous dans
ce massif pour y exercer leur intarissable babil. La
promenade était charmante dans ce bois ; sur la lisière
on trouvait abondance de céleris, et le Misandra
magellanica y atteignait un développement prodigieux,
comparativement à l’état où je l’avais habituellement
observé aux Malouines en 1822.
La pluie vint à tomber en abondance et me força à