peu près 1,500 francs, car la bière et le champagne ont largement
coulé, mais c’était pour le bon motif.
Le soir, on m’a mené chez de jeunes Belges, et cette dernière
soirée passée à Hankéou n’a vraiment pas été banale.
La fenêtre de la salle à manger où nous dînions donnait sur
un passage chinois. Par deux fois, sans nous en trop préoccuper,
nous avions reçu, venant de ce côté, des platras et de
petits cailloux. Ce jeu même ne nous déplaisait pas; volontiers
nous aurions riposté en Français qui entendent la
plaisanterie. Mais nos invisibles voisins dépassèrent un peu
la mesure, et l’ingénieur électricien qui nous avait invités résolut
de les en punir. Il nous pria de continuer à causer paisiblement
; et il alla se poster à cinquante mètres du passage,
armé d’un fusil de chasse, qui, d’ailleurs, n’était chargé que
de petits plombs. Un Chinois laisse entrevoir sa silhouette :
il hésite, puis se rassure, et, brave devant l’impunité assurée,
il fait mine de lancer un sérieux projectile. Notre Belge vise
à son aise, et tire. Fuite éperdue et cris éclatants du Chinois
atteint, pas mortellement, je vous assure, et pas par devant.
Autour de cette victime des lâches Européens, la
population s’ameute. Nous voilà passés au rang de meurtriers.
Il nous faut jouer des coudes et un peu des
poings pour écarter les plus menaçants. Une canne européenne
a même été cassée, si je ne me trompe, sur un dos
chinois.
Dix minutes après, quand tout était fini, une éclatante
sonnerie de trompettes nous annonce l’arrivée du chef de
la police. C’était un gros mandarin à bouton de cristal;
nous l’avions déjà entrevu à l’inauguration du quai ' de
France. Même, il avait fait moult libations au cercle belge.
Cet aimable policier nous a présenté toutes ses excuses, et
nous a promis que les coupables seraient recherchés, et, s’ils
étaient irouvés (mais ce serait difficile!) punis de cinquante
coups de bambou. Apres quoi, sa conscience satisfaite, il a
volontiers bu du champagne et fumé des cigares avec nous.
J’emporte d’ici de plus graves souvenirs. Des trois grandes
villes dont l’agglomération forme un million d’habitants
selon les uns, trois millions selon les autres (j’opte pour
deux millions, en tenant compte de la population flottante
de ces barques innombrables qui cachent presque le cours du
Han pendant plusieurs milles), je n’en avais vu encore que
deux : Hankéou, la grande ville commerciale, et Outchang,
la grande ville militaire et industrielle. Industrielle aussi est
la ville d’Hanyang, et c’est ce qui la sauve d’un abandon
complet, car elle a des rues mélancoliquement rurales
coipme celles de Versailles.
Cette triste ville officielle, dont Hankéou relève administrativement,
est aussi la ville des aciéries et des fonderies
(les aciéries sont hors des murs). On ne passe pas si aisément
d’une ville à l’autre, bien que le Han soit beaucoup
moins large à son embouchure (1,500 mètres) qu’en amont :
le courant, refoulé par celui du grand fleuve ou il se jette,
tourbillonne sur place et, d’autre part, des jonques pesantes
stationnent, descendent ou montent, en face d’un faubourg
construit en partie sur pilotis, où de fantastiques baraques
semblent toutes prêtes à passer l’eau sur leurs échasses.
Des officiers du Charnel, qui étaient deja venus ici lors de
notre premier séjour à Nankin, avaient visite, a Hanyang,
une fabrique de fusils et de canons a tir rapide. On y
fabriquait même des munitions pour ces armes, et le mandarin
qui les guidait dans leur visite, un mandarin qui se vantait
d’avoir passé plusieurs années en France, leur avait annoncé
qu’il allait se mettre à la fabrication de la poudre sans
fumée. A leur second séjour, ils ont appris que ce mandarin
s’était fait sauter avec sa cartoucherie. Cet Essen en miniature
avait quelques contremaîtres allemands; il tirait la