mieux mieux, tassés les uns contre les autres comme harengs
en caque, emprisonnés entre le sampan de tête, qui dirige,
et le sampan de queue, qui, à coups de bambou, ramène au
troupeau les retardataires : ce sont les chiens de berger qui
dans cette masse cancanière maintiennent une cohésion relative.
Pauvres canards ! c’est par centaines qu’ils voyagent
ainsi, bon gré, mal gré, sur cette espèce de mer, loin des
mares natales. Encore quelques minutes, et l’on n’entend
plus leur plainte effarée. Nous allons plus vite qu’eux; mais
ceux qui les conduisent sont moins pressés qu’eux d’arriver.
Cuits dans l’huile, salés, séchés à l’air, ces canards seront
expédiés ensuite par toute la Chine comme de vulgaires conserves.
On s’amuse aux détails; mais le fond de la vie est morne.
Cette ville, dont un quart à peine est habité, dont les trois
autres quarts sont en friche, ou couverts de grands roseaux,
n’est pas une très folâtre ville de garnison. Nous sommes en
relations amicales, il est vrai, avec les officiers et fonctionnaires
Chinois. Le vice-roi a même accepté de dîner à bord,
avec ses deux tao-taïs. Ils sont venus en grand habit de soie
constellé de broderies. Mais que deviendrait notre état-
major s’il n’avait la chasse?
Les vrais Chinois regardant la chasse comme une occupation
cruelle (je connais des Français qui sont Chinois
sur ce point), c’est aux barbares d’Occident qu’elle est à
peu près exclusivement réservée. A cinq ou six kilomètres
dans l’intérieur, sur la rive opposée à la ville, les chevreuils
pullulent. Ma foi, plusieurs d’entre nous s’aventurent, et
n’ont pas à se repentir de leur audace. Ils chassent, et ne
sont point chassés.
C’est ainsi que Perrette et Defforges, officiers du bord,
ont fait, sur la rive opposée, une partie de chasse aventureuse.
Ils ont marché droit devant eux en s’éloignant de
plus en plus du fleuve. A la tombée de la nuit, ils étaient
en plein pays chinois, à dix kilomètres de la rive. Revenir à
temps pour coucher à bord du Charner, c’était chose impossible.
Que faire ? Tout près de là on apercevait un petit village
de trois ou quatre cents âmes, Pas un indigène parlant
un autre langage que le chinois le plus pur. Il ne leur restait
guère, pour appuyer quelques rares mots chinois, que l'éloquence
persuasive des gestes. Résolument ils pénètrent dans
une case, la plus propre de l’endroit, dégoûtante encore de
saleté. On ne les y accueille pas mal : ils se voient servir
du thé, de petits plats de viande et de poisson, du riz, des
bonbons chinois. La marche leur avait aiguisé l’appétit :
ils mangent comme des ogres; mais il leur faut manger en
public : toute la population du bourg se pressait autour
d’eux pour voir comment peuvent manger les « diables
d’Occident » (i). Hommes, femmes, enfants semblaient
pleins d’admiration pour leur capacité.
Mais où se coucher? Les maisons de ce village n’ont point
de portes, et les fenêtres y sont de simples trous percés dans
les murailles. Or, nos chasseurs avaient l’ambition de coucher
dans une chambre fermée, car il gelait à pierre fendre.
A force de chercher, ils trouvèrent enfin une sorte d’étable
qui avait comme un bout de porte, avec une manière de
fenêtre, petite, mais sans carreaux. Là-dedans ils découvrirent
deux lits chinois, c’est-à-dire deux nattes tendues sur
quatre pieux. Deux vieillards les occupaient. Avec la meilleure
grâce du monde, ces vieillards consentent à coucher
ensemble sur la natte la plus sale, abandonnent l’autre aux
chasseurs, et viennent même les y border avec une vieille
couverture ouatée, puis, allument un grand feu de bois, et
(1) Les Chinois n’attachent pas nécessairement d’intention appellation : 11 leur arrive de saluer respectueusement, en hstoyslteil eI nàd icreecttte, « Son Excellence le diable étranger ».