français et où sont entassés de bizarres amas d’Annamites
malades, semblables à des troupes de bohémiens errants.
Malgré ce luxe de moyens de transport, les débarquements
de matériel se font avec une lenteur désespérante.
Une triste nouvelle nous arrive : la Caravane est coulee.
Nous jouons de malheur.
A côté de nous, deux croiseurs russes tout blancs, dont
un magnifique, à quatre cheminées; des Autrichiens couleur
plombagine; des Allemands, des Japonais. Les Allemands
qui arrivent ou qui passent abusent vraiment des hurrahs.
Le dimanche les Russes et les Allemands catholiques assistaient
à la messe sur le Redoutable, dont le fort central
prenait par là une couleur internationale assez curieuse. Ils
n’ont pas semblé mépriser le corps de musique de l’amiral
Pottier...
Décidément nous verrons le Yang-tse. Partis de Takou
avant-hier, nous ne séjournerons que cinq à six jours à
Shanghaï; puis, en route pour Nankin! D ailleurs, notre
promenade à Takou n’a pas été désagréable : nous y jouissions
d’une température semblable à celle d’une belle journée
d’automne en France. Il est vrai qu’aujourd’hui nous
roulons comme des sabots. Mais qu’importe! Le Yang-tse
nous sera plus clément. J’emporterai là-bas les effets chauds
venus de France (c’est beau, une maman!), mais non pas le
chocolat qui les accompagnait : une invasion d’aspirants,
alléchés par la nouvelle de ma bonne fortune, a passé par la.
Notre petit groupe déjà se disloque : mon ami l’enseigne
Sauerwein —• un Marseillais qui me donnait des nouvelles
de Bretagne où son beau-père s’est fixé, à Benodet ! — est
remplacé par un officier du Pascal, fils d'amiral, mais très
gentil...
IJeudi, nous sommes arrivés à Woosung, entrée de la
rivière de Shanghaï, mais la hauteur de l’eau au-dessus de
là barre ne nous a pas permis de remonter à Shanghaï. Je
m’y suis rendu le lendemain, par chemin de fer; un chemin
de fer construit en Angleterre et conduit par des Chinois
: c’est pourquoi on l’appelle chemin de fer américain.
J’avais à passer des marchés de tabac et de savon pour la
flotte de Takou, et à prendre à la Banque 6,000 piastres
pour la solde. Ma corvée de marins est arrivée un peu tard
à la rescousse; j ’ai alors frété une brouette pour les caisses
de piastres, et nous voilà filant tous en pousse-pousse, le
traîneur de brouette courant, au milieu de nous, du mieux
qu’il pouvait.
A la gare, moment d’émotion : le train va partir, l’agent
de police hindou nous refuse le passage. Je parle haut ::
It is for the french governmewl! L ’agent s’efface; mais je
tombe alors sur un gros Chinois, chef de gare : il parle
un anglais qui doit être extrêmement pur, car je ne le comprends
qu’à moitié. Très poli, il n’en exige pas moins
4 dollars pour nos caisses, que des marins russes nous
aident à lancer dans un wagon. A Woosung j ’ai retrouvé
mon gros Chinois, qui avait cru, peut-être, devoir se déplacer
lui-même pour un bagage plus gros que lui. Là, nous étions
sauvés, car les coolies sont nombreux, et leurs épaules résistantes.
Ce petit chemin de fer a son histoire, assez caractéristique
de l’esprit chinois. Inauguré en 1875, il vécut l’espace
de quinze mois. La loi souveraine du fong-choei s’opposait
à son existence. Le fong-choei (vent et eau), c’est
une certaine harmonie, difficilement réalisable, mais qu’il
faut réaliser, de multiples conditions matérielles et morales.
Comme par un fait exprès, quand il s’agit de voie
ferrée ou de ligne télégraphique, le fong-choei déclare que
la ligne droite est le plus court cheïnin... pour les mauvais
esprits, et l’on ne passe pas outre. C’est en 1898 seulement