mortier. Mais ce peuple n’est pas effrayé pour si peu; il
prend même une sorte de plaisir à ces exhibitions : ce n’est
pas l’atrocité, c’est l’ingéniosité du supplice qui le charme.
La dernière salle, plus sombre, absolument silencieuse,
est le sanctuaire. L ’encens y brûle jour et nuit, sous forme
de petits bâtonnets rouges plantés dans la cendre des brûle-
parfums. A travers la fumée bleuâtre, on aperçoit le dieu,
ou la déesse, dont le visage tranquille fait contraste avec les
horreurs qu’on vient de contempler. De grands lotus en
bois doré entourent l’idole; des inscriptions, sentences de
Confucius pour la plupart, s’enroulent autour des colonnes
ou couvrent de grands panneaux dorés, suspendus au plafond.
Un gong énorme dort dans un coin. Tout cela donne
une impression de mystère, qui saisit. En sortant, c’est avec
soulagement qu’on retrouve les futaies où rit la lumière.
On sait gré aux pieux solitaires d’avoir respecté les ombrages
propices à leurs rêves. Il est vrai que, l’été, ils n’en
jouissent pas seuls. Ces prêtres se transforment en hôteliers
quand vient la saison des bains de mer. Passer la « saison »
à Pu-tu, ce ne doit pas être banal. Mais il est prudent de
porter avec soi sa literie, sa batterie de cuisine et ses provisions,
car les bonzes ne connaissent pas le confort moderne
et sont des végétariens d’une austère sobriété. Les animaux
de toute espèce jouissent d’une pleine sécurité à Pu-tu : ils
vivent; donc ils sont sacrés à ces adorateurs de la vie universelle.
Il paraît, d’ailleurs, que, sauf aux jours de grandes
fêtes, les bonzes n’admettent pas les femmes. Le « tout
Pu-tu » est strictement réduit au sexe laid. On souhaiterait
pourtant quelques caquetages féminins pour égayer
ce trop dévot paradis.
En attendant, nous lui avons imposé notre gaieté française,
Une grande partie de l’équipage était descendue à
terre, et, le soir, tout le rivage retentissait de cocoricos et de
coucous, qui ont dû bien étonner les échos. Et les bonzes,
qu’en ont-ils pensé? Vraiment ils sont bien sales pour habiter
une île si élégante. Mais ils sont hospitaliers et souriants.
Trois chefs bonzes nous ont offert des gâteaux chinois avec
le the : ils n avaient plus a chaque main que quatre doigts,
ayant brûle peu a peu le cinquième, pour accomplir un voeu.
Il est, affirme-t-on, spécialement agréable à Bouddha qu’on
laisse un doigt flamber après l’avoir enduit de cire, ou se
consumer lentement au contact de grains d’encens qui y
adhèrent. D’autres moines fanatiques vous montrent avec
orgueil, sur leur crâne absolument chauve, les cicatrices produites
par de petits morceaux de braise ardente qui, dans
les solennités, y brillent et s’y éteignent longuement. Je ne
me ferai pas bonze, même pour habiter Pu-tu.
A travers cette île délicieuse nous avons été pilotés par
« le bonze des Messageries maritimes », c’est-à-dire par un
ancien dnsinier des Messageries, qui a fait quelque mauvais
coup et s’est réfugié dans cet asile inviolé. Il était fier
de nous montrer ses connaissances en français. Quelques-
uns, observant et la richesse de son vocabulaire, et même
un certain accent marseillais qui rèlevait plus d’un de ses
mots, assuraient qu’il était Français d’origine, qu’il avait
fait le commerce en Chine, et qu’il avait trouvé dans la religion
de Bouddha un repos désintéressé. Mon opinion est
qu’il est bel et bien Chinois, mais qu’il a pris l’accent' marseillais
en préparant la bouillabaisse à bord des paquebots.
Matelot ou commerçant, il n’a pas fait de brillantes affaires.
Ses créanciers ne viendront pas le chercher ici, sous la lévite
grise du moine. Il égrène son chapelet et s’acquitte de toutes
les menues pratiques obligatoires avec une piété plus reconnaissante
que convaincue. C’est « malgré lui » qu’il nous
quitte sur cet adieu qui sent Marseille : « Touchez-moi la
main. »