file interminable des jonques comme la file des magasins,
aussi pressées que possible, laissant à peine entre elles un
canal tortueux où, par des prodiges d’adresse, les autres
jonques parviennent à se glisser en s’appuyant sur celles
qui restent au repos. C’est toute une ville nouvelle. Là
chaque bateau est une maison où habite la famille, souvent
nombreuse, qui constitue à elle seule l’équipage.
Ces deux villes semblent se compléter l’une l’autre, et
la pagode en ruines, dont la tour se penche d’une façon
inquiétante vers les eaux de l’arroyo qui mine probablement
sa base, semble faite pour l’une et pour l'autre. Sa
tour n’est-elle pas le point de reconnaissance des matelots,
quand la plaine est inondée à perte de vue? Les pagodes
de Chine sont en général en harmonie avec les villes où
elles se trouvent; ici la pagode est une construction hâtive
dont la solidité est douteuse. On n’a pas eu le temps de faire
quelque chose de durable. N’est-ce pas l’image de cette ville
de mercantis, qui sont venus là pour trafiquer dans une
situation avantageuse, qui y demeurent ensuite parce que
cette situation leur donne la sécurité qui manque dans la
plaine aux riverains du Yang-tse?
Nous n’avons pas là une agglomération formée par une
de ces attractions qui constituent des centres naturels. Non,
c’est la ville du petit négoce, la ville des intermédiaires. Et
en Chine l’intefmédiaire joue un rôle prépondérant. Il n’y
a peut-être pas de pays au monde où l’intermédiaire se soit
imposé à ce point. On le trouve partout. Ceci peut expliquer
le développement extraordinaire de ces villes chinoises.
Les campagnes n’en sont pas dépeuplées pour cela, et partout
où le sol se prête à la culture, les habitations plus ou moins
primitives se pressent, voisinant avec les tombeaux.
Quelle vitalité sommeille chez ce peuple, sobre, sachant se
contenter pour vivre de ce qui chez nous paraîtrait insuffisant
à nourrir le plus chétif de nos animaux domestiques!
Quand on assiste à ce labeur incessant de fourmis que fournissent
ces millions de Chinois, habitants ■ de la vallée du
Yang-tse, on se demande anxieusement ce que sera le sort
des Européens concurrencés par ces Orientaux, et ce que
nous réserve l’avenir.
En somme, Wuhu nous représente une ville sans couleur
locale, terne de la boue du fleuve qui entre pour une
très grosse part dans toutes les constructions. Mais les coolies
par qui elle vit sont plus intéressants qu’elle. Ils font
songer que Li-Hung-Tchang, arrivé au faîte des honneurs
et des jouissances, aimait à rappeler qu’il avait débuté
comme simple portefaix.
Entre Wuhu et Nankin, le Yang-tse court du sud-ouest
au nord-nord-est, en suivant quelques circuits, au nord de
Wuhu, puis à peu près en droite ligne. La distance est de
quatre-vingts à quatre-vingt-dix kilomètres. C’est la région
de Nankin qui recommence : berges plates, roseaux; quelques
collines d’abord resserrent le fleuve; puis, elles s’écartent
vers le nord et vers l’est.