détache sur l’ensemble. A la lorgnette, on reconnaît, au
milieu de ce rouge d’ocre, une grande porte flanquée de deux
dragons en pierre; un peu en arrière, des inscriptions en
lettres d’or. Au-dessus de la terrasse s’élève une colline haute
de plus de 80 mètres, boisée et verte dans son ensemble;
mais, par places, les teintes automnales des arbres d Europe
dominent. Tout en haut, enfln, émergeant du fouillis des
arbres, le toit d’une de ces pagodes, aux multiples étages,
aux balcons crochus, aux toits à cornes et à clochettes
d’argent, réalise le chapeau chinois dans sa plus invraisemblable
perfection.
L’étrangeté du spectacle abrège notre déjeuner. Nous approchons
de Chin-Kiang. La rivière fait un coude brusque;
la passe est difficile. Ce serait un jeu de la défendre. Là-
haut, encore des canons, des étendards multicolores, des soldats
chinois au turban bleu, à la veste bleue et rouge. Au
flanc du rocher qui garde les abords de Chin-Kiang, ' se
dresse un kiosque en rocaille. Sur notre gauche est l’île Sîl-
ver, dont le détail se fait de plus en plus distinct. Les
ombrages de ce cône de verdure cachent à la fois des batteries,
produits de l’art le plus moderne, et de vénérables
temples aux plafonds merveilleusement sculptés en plein
bois, argentés et peints de couleurs atténuées par les siècles.
Quelques jonques sont mouillées dans une toute petite anse,
devant une plage de sable qui semble être le seul point accessible
de l’île. C’est un coin tout japonais, pittoresque miniature
égarée au milieu de cette Chine trop souvent plate
et monotone.
Dans l’île Silver (Ile d’Argent) les Chinois ont modéré
leurs débauches habituelles de décorations dorées : ils ont
argenté. Mais ils se sont rattrapés à l’Ile d’Or (île rattachée
aujourd’hui à la rive droite), que nous voyons Ia-bas, de
l ’autre côté de Chin-Kiang. La tour cornue de cette ancienne
île, la Tour d’Or, se dresse, fort élégante, à l’arrière-
plan d’un horizon que ferment les collines, devenues presque
des montagnes. Une lumière très claire fait ressortir la
netteté des moindres traits. Le fleuve même a perdu un peu
de sa vilaine couleur khaki, et s’est teinté de bleu. Cette
arrivée à Chin-Kiang nous a saisis : nous sentions la< différence
avec le Shanghaï cosmopolite des marais; et cette
lumière calme, après les aveuglantes journées d’août et de
septembre, nous donnait l’impression d’un beau jour d’automne
en France.
A Chin-Kiang nous attend la Surprise. Elle a pris à son
bord un missionnaire parlant chinois et remarquablement
instruit des choses de la Chine, le P. Chevalier. Il ne faut
pas le confondre avec son homonyme qui dirige l’observatoire
de Zi-Ka-Weï, près de Shanghaï, et qui a exploré le haut
fleuve jusqu’aux extrêmes limites où il est navigable. Le
nôtre dirige à Chin-Kiang l’importante mission dont les
tours dominent le fleuve. Très aimable, très diplomate, portant
noblement le costume du mandarin chinois, il doit être
notre « introducteur des ambassadeurs » et notre interprète
près du vice-roi de Nankin. Nous avons déjà, du reste,
sur le Charner, la perle des interprètes, l’incomparable Zi,
autrefois attaché à l’amiral Courbet, et toujours heureux de
parcourir les eaux chinoises sur un bâtiment de guerre français.
Je voudrais pouvoir vous décrire Chin-Kiang, ville de
170,OCX) âmes, ses ponts de bois jetés sur l’arroyo, et construits
selon toutes les règles de l’art... chinois, les collines
qui la surplombent, dentelées de pagodes, et surtout une tour
à sept étages, idéalement mince et légère, qui surmonte une
grande pagode et un important couvent de bonzes. Mais
nous ne nous arrêtons pas, nous ralentissons seulement en
passant, et nous ne pouvons qu’entrevoir, sur le flanc de la