du Yang-tse. Un commandant d infanterie coloniale, venu
de Shanghaï pour les fêtes, était stupéfait (i). J’en vis d’autres
que ce spectacle laissait rêveurs.. Les Chinois pourraient
donc devenir des soldats? et quels soldats feraient ces
hommes sans nerfs, patients, obéissants, s ils trouvaient de
vrais chefs pour les conduire ! Ces fatalistes jettent au vent
leur vie avec une prodigalité insouciante dont nous n avons
pas d’idée. En face de la mort (Gordon, qui les a pratiqués
dans cette région même, en témoigne), loin d’être les poltrons
qu’on imagine, ils sont froidement audacieux ou stoï-
ques. Et que deviendrait une poignée d’Europeens, meme
bien outillés, si seulement cette foule énorme se refermait
sur eux? Voilà ce que je me demandais pendant que les
mandarins, dans le grand salon du yamen, écoutaient les
compliments de l’amiral.
On a la ressource de se dire, qu’au feu ce serait autre
chose; que, si ces officiers et ces soldats étaient capables,
instruits par des Européens, d’exécuter en terrain plat des
manoeuvres régulières comme des ballets dans un théâtre, le
jour où ils seraient livrés à eux-mêmes sur un terrain non
préparé, effarés par l’imprévu, par la nécessite de prendre
ces décisions soudaines qui ne sont pas dans le tempérament
chinois, général, officiers, soldats perdraient la tete,
lâcheraient pied. Le plus souvent, ils sont mal équipés, armés
— même ceux des troupes provinciales que nous avons
vues' à Tinghaï et à Nankin — de pics, de pieux, de
hallebardes, de fauchards et de fusils de tous modèles.
Parmi eux, il y a presque autant de porte-bannières que de
vrais soldats, et presque autant de domestiques « hors
rang » que de combattants sérieux.
(1) L’expression du même étonnement se retrouve M. Weulersse dans le livre de i « Le capitaine français gui m’accompagnait n en revient
pas. »
On se le dit, et l’on n’est pas beaucoup plus rassuré pour
cela, car, enfin, ils peuvent être aisément mieux encadrés,
mieux armés, comme le prouve l’exemple inattendu d’Out-
chang. Malgré le tempérament antimilitariste du Chinois,
le fait que des officiers chinois, instruits, mais non pas
commandés par des étrangers, peuvent arriver si vite à diriger
des régiments entiers avec autant d’autorité que de
précision, et à former un corps solide de sous-officiers, ce
fait suffit à prouver de quels dangers l’avenir serait gros, si
les Japonais, qui veulent à tout prix devenir les éducateurs
militaires des Chinois, réussissaient un jour à secouer la torpeur
de la race et à réaliser, par elle, leur doctrine de Mon-
roë (jaune) : « L ’Asie aux Asiatiques. » Précisément, le vice-
roi envoie à Yokohama un certain nombre de jeunes gens
pour y prendre une éducation professionnelle, et ce sont des
Japonais qui professent à son école d’agriculture. « A quand
les professeurs japonais d’art militaire? » nous demandons
nous, et l’on nous répond : <t Mais leur temps est déjà
venu ! Ici même c’est aux officiers japonais que les officiers
allemands cèdent peu à peu la place. »
En revenant vers Elankeou, nous ne parlions que de cela,
et nous essayions de mettre au point nos données, un peu
troublées, sur l’armée chinoise. Depuis longtemps, nous connaissions
les troupes tartares, héritières de celles qui avaient
conquis la Chine pour la dynastie mandchoue, et nous les
savions bien dégénérées de ce passé. Organisées en féodalité
militaire, elles avaient constitué les « troupes des Bannières
», Bannières tartares et Bannières mongoles, qui
tenaient garnison dans toutes les grandes villes provinciales,
maintenaient toute la Chine en tutelle, ne relevaient que de
l’empereur, dont la reconnaissance leur prodiguait les privilèges.
Ces privilèges n’ont pas tous disparu, malgré l’avilissement
dans lequel est tombée la classe militaire en Chine,