toutes parts, ces énormes caronades que je devine recouvertes
dune rouille épaisse, ne sont plus là que pour faire sourire
quelques barbares venus d’Europe ! Derrière ces murailles,
apparaît la cité, assise en gradins, sur le coteau, avec ses
mille toitures aux formes étranges parmi lesquelles on distingue
le palais du gouverneur, flanqué de deux mâts
énormes, insignes du Pouvoir. Et, plus haut un peu, sur la
rive, en amont de la cite, reluit une de ces gigantesques
pagodes à multiples étages que domine, en plein ciel, un
Bouddha monstrueux.
Accompagne de quelques officiers du bord, le commandant
a rendu visite au gouverneur, presque un vice-roi, et
aux trois ou quatre hauts dignitaires de la province. Ces
visites avaient lieu en grande tenue d’hiver, à ce moment où,
meme sous le veston blanc, on est transformé en simple gargoulette.
Aussi la perspective de cette promenade officielle
n’avait-elle pas soulevé l’enthousiasme, hier, parmi les officiers
du bord. Les malheureux désignés à leur tour de corvée
se sont pourtant résignés. Les autres jouiront aujourd’hui,
sans se déranger, d’un spectacle plus récréatif. C’est
aujourd’hui, en effet, que le gouverneur viendra, entouré de
ses principaux fonctionnaires, rendre sa visite au commandant;
et, dès maintenant, nous pouvons, avec nos jumelles,
distinguer, sur la rive, les préparatifs de l’expédition.
Ce sont de vraies jonques de guerre qui vont amener à
bord les illustres, visiteurs. Ces petits bâtiments aux formes
étranges, construits en bois de teack et reluisants comme
des miroirs, ont bonne figure avec leurs banderoles et leurs
étendards de toutes couleurs que fait claquer la brise, avec
leurs petits canons inoffensifs qui brillent au soleil. Voici
qu’apparaît, sur la rive, le cortège du gouverneur, et déjà,
de toutes les jonques, la canonnade commence son étourdissant
vacarme. Il est impossible, maintenant, d’apercevoir
quoi que ce soit : un rideau de fumée opaque s’étend entre
la rive et nous (les Chinois n’en sont pas encore à la poudre
sans fumée), et c’est derrière un nuage que s’effectue l’embarquement
du gouverneur et de sa suite : quand l’atmosphère
redevient limpide, les jonques sont déjà près du bord.
Sur le pont du Bugeaud la garde est sous les armes : dix-
sept coups de canon saluent le gouverneur au moment où il
met le pied au bas de la coupée. Il n’est plus de première
jeunesse, et l’opium a contribué peut-être à le: vieillir. Derrière
lui marchent quatre grands tao-tais. Voici d’abord le
grand juge, tête effarée d’oiseau nocturne; puis, le « grand
trésorier », à la figure vraiment noble et intelligente : c’est un
pur Tartare, visiblement exempt de toute hérédité chinoise.
Le missionnaire, dont les soins lui ont conservé la vue, lui
doit d’avoir survécu aux troubles récents. Ces « premiers
sujets » sont suivis du tao-taï chargé des « relations extérieures
» (dans ce port fermé, la charge doit ressembler à
une sinécure). Sa physionomie n’annonce pas un diplomate
de haute volée. Enfin, pour terminer le cortège, voici le
« généralissime-amiralissime ». La vérité me contraint de
reconnaître que ce vieux militaire n’a point la fière allure
d’un foudre de guerre, et l’on dirait même que toutes ces
salves d’artillerie lui sonnent assez désagréablement aux
oreilles. Le manque d’habitude, sans doute !
Derrière ces cinq visiteurs « officiels », va, grouillant,
toute la cohue des mandarineaux de l’escorte, personnages
gonflés de leur importance, chargés, près des hauts dignitaires,
de fonctions variées, telles que porte-pipe ou porte-
crachoir, pour ne citçr que les plus recherchés parmi ces
emplois flatteurs, encore que subalternes. Cependant, les
« tchin-tchin », commencés dès l’arrivée, menacent de s’éterniser,
et les célestiaux semblent disposés à ployer l’échine
jusqu’à demain si l’on n’y met bon ordre : ainsi le veut la