veloppé chez nous un appétit féroce. Nous mangeons, nous
causons, et nous regardons vers l’Orient...
Une série de décors changeants se succèdent : les hautes
falaises du cap Roca, pays peu propice aux bains de mer,
point extrême de la péninsule; l’embouchure du Tage, puis
Gibraltar, devinés dans la nuit. On distingue, à droite, le
Riff, et les plus hauts sommets
du Maroc au-dessus des
nuages. Côte d’Afrique et
côte d’Espagne se ressemblent;
mais la côte d’Afrique
semble plus peuplée au détroit.
Un beau pays, l’Andalousie;
mais la végétation y
est déjà saharienne. Mainte-
nant nous longeons la côte
d’Algérie. Mer bleue, coucher
de soleil réussi, brise
agréable, mais trop d’escarbilles
sur le pont.
Au lever du jour, averti à
temps par le timonnier qu’on
allait rappeler au poste de
F E L IX H EM O N
Bourges, 7 mars 1875
Brest, 20 avril 1902
mouillage, j ’ai fait la découverte d’Alger (3 juillet). Etonnante,
cette arrivée à Alger, la ville blanche aux terrasses
étagées. Mais vous attendriez vainement de moi une description
en règle : j ’ai tout vu ou plutôt tout deviné, dans une
sorte d’éblouissement rapide : à gauche, l’éventail des montagnes,
souvent neigeuses, du Djurjura, la Kabylie entrevue,
les villas et les hôtels cosmopolites de Mustapha; en face, les
hautes rampes qui courent des quais aux boulevards, et,
au-dessus de la ville européenne, la ville indigène, coiffée de
le Casbah; à droite, les mosquées et le vieux port.
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A dix heures et demie, je suis descendu à terre, et je me
suis établi à la terrasse d’un café, sur la place du Gouvernement,
non loin de la cathédrale, avec un lieutenant de
vaisseau. C’était l’heure où l’on sortait de la messe : beaucoup
de femmes élégantes; autour de nous, une nuée de
petits Arabes, qui se précipitent joyeusement sur les gens
pour vous cirer vos bottines ou vous porter vos paquets;
des Arabes plus virils, augustes jusque sous les haillons où
ils se drapent; d’inquiétantes femmes voilées, qu’on prend
de loin pour des communiantes trop mûres; des uniformes
aux couleurs variées tranchant sur la blancheur des burnous;
des marchés pleins de fruits; une joie de vivre qui éclate
partout, sous un ciel indulgent. Mais, trop tôt, il nous a fallu
louer un canot pour regagner notre bateau, tout noir du
charbon qu’on venait de faire et chauffé à blanc par le soleil
d’Alger. Malgré les fenêtres fermées, la poussière s’était
insinuée partout. A une heure et demie, nous repartions, avec
un équipage fourbu.
De loin, nous avons entrevu Bizerte; puis, Malte à droite,
la Sicile à gauche. Demain, nous toucherons à Port-Saïd.
Personne n’y pourra descendre à terre : la peste règne à
Port-Saïd. Il serait bête de mourir ainsi. Les Boxers, soit!
Mais pas la peste!...
Djibouti, 12 juillet. — Je m’en souviendrai, de la mer
Rouge! Déjà le canal de Suez m’avait semblé monotone,
accablant : ce n’est, après tout, qu’un mauvais jour à passer,
un jour de navigation en plein sable, avec l’inquiétude obsédante
qu’on va échouer, dans le désert. Mais la mer Rouge !
Quelle épouvantable traversée! 40° à l’ombre et à l’air;
55° dans la machine avant; l’eau de mer a 330. Je n’ai pas
dormi une heure par nuit.
Djibouti nous a presque rendus à la vie. Et Djibouti