engager, sans y voir clair, entre tous ces bancs de sable,
traîtres alors même qu’ils ne sont pas mouvants, tantôt
cachés sous la vaste nappe d’eau, tantôt se confondant avec
le fleuve, dont ils ont pris la couleur limoneuse. Ce pilote
vigilant est Norwégien. Echoué à Shanghaï, depuis je ne
sais combien d’années, il ne connaît les berges du fleuve que
comme les limites de sa route habituelle. Jamais il n’est entré
dans une ville chinoise murée : il se contente des auberges
anglo-chinoises qui ont fleuri dans le voisinage des débarcadères
de toutes les compagnies de navigation du fleuve,
Jardine et Matheson, Merchant China steam ship, et autres.
C’est un fort brave homme et dont le concours sera précieux.
Lui et ses pareils, seuls, connaissent d’une manière suffisamment
continue les caprices du « Kiang », de Woosung à
Hankéou, mais pas au delà. Les bancs changent de place,
les fonds varient suivant les saisons ou les pluies. Mais la
corporation des pilotes surveille ces modifications d’un oeil
attentif, et tous ses membres sont tenus au courant de tout
ce qui se passe sur ou sous le fleuve. Quand, de temps à
autre, ils mettent un navire au plein sur quelque banc de
sable, c’est une exception rare, qui confirme la règle. Le nôtre
sait assez mal le français, et l’étudie dans les livres de Gyp,
dont il souligne consciencieusement les parisianismes pour
en demander l’explication à quelque officier complaisant.
Le lendemain, à huit heures du matin, on est reparti. Le
vent, qui s’est levé très fort et très froid, chasse vers le sud
des nuages de neige; la pluie tombe drue et cinglante : le
thermomètre, qui marquait hier 28° au-dessus de o, marque
5° aujourd’hui. Comme notre calorifère n’est pas allumé,
nous gelons tous, sans distinction de grade. A Shanghaï, je
recevais avec gratitude l’envoi maternel d’effets chauds, mais
je n’imaginais guère qu’ils pussent me servir. Sur le Yang-tse,
je les ai inaugurés lâchement.
L ’embouchure du Yang-tse-Kiang est si démesurément
large qu’on ne distingue rien de précis sur l’une ou l’autre
rive. Pendant quelques milles, pourtant, on côtoie la rive
gauche, qui semble pittoresque | beaucoup d’arbres, beaucoup
de ces petits « arroyos », qui ressemblent à des chemins
creux de Bretagne après plusieurs jours de pluie. Si je
me souviens de la Bretagne, c’est qu’il est difficile de ne pas
Le croiseur cuirassé Amiral-Charner.
sohger à la mer en remontant le Yang-tse. La couleur
seule est différente, du moins à l’embouchure, où les eaux
sont jaunâtres et troubles.
Tout a changé, le lundi 12. Le temps s’était éclairci. Nous
avions mouillé la veille au goulet de Kiang-Yn, à peu de
distance de la première ligne de forts chinois, sous le feu
de leurs canons. Les contours des collines élevées de la rive
droite se découpaient sur un ciel semé d’étoiles. Dans l’ouest,
de petites lumières piquaient la nuit de points jaunes dan