circonstances d’une gravité telle que sa séquestration dût
primer toute autre considération. Dans ce cas, on eût au
moins dû nous indiquer, fût-ce à demi-mots, la ou les raisons
de cette mesure, et ne pas laisser planer indéfiniment un
soupçon grave sur celui dans lequel nous avions mis toute
notre confiance et notre espérance. Malgré notre insistance
auprès du vice-roi, Eckenstein ne nous revint que trois semaines
plus tard.
Nous Voilà donc privés de notre chef, sans l’expérience
duquel nous risquons fort de voir surgir de toutes parts de
sérieuses complications nous nous étions tellement habitués
à le voir diriger notre barque, que pas un instant nous
n’avions songé à une telle éventualité et à ce que l’un d’entre
nous pût être obligé de prendre sa place.
Crowley, qui parlait hindoustani et avait acquis tout récemment
les rudiments élémentaires indispensables à une
telle entreprise, fut désigné encore par Eckenstein pour lui
succéder momentanément, et c’est le coeur bien gros que
nous vîmes notre chef reprendre la route de la plaine, au
moment où nous venions de la quitter pour gagner les premiers
contreforts de l’Himalaya, au moment où commençait
précisément la partie intéressante et délicate de l’expédition.
Cet incident mystérieux jeta comme un voile de tristesse
sur le voyage qui, jusque là, avait si bien marché.
Nous suivons maintenant les nombreux lacets.: d’une
route peu inclinée qui monte à Murree, traversant de magnifiques
forêts, fort heureusement assainies et n’offrant plus
de dangers au voyageur. Cette zone inférieure de l’Himalaya,
intermédiaire entre la plaine meurtrière et la montagne, est
appelée le « téraï ».
Il y a encore bien des parties de la grande chaîne que les
voyageurs n’abordent qu’en tremblant, et au détriment de
leur santé; heureusement, si tant est que le moindre danger
y existe encore, la région comprise entre Rawal-Pindi et la
frontière du Cachemire est actuellement traversée par une
bonne route qu’on peut parcourir rapidement. Les forêts y
sont exploitées et entretenues d’après les règles modernes
de la sylviculture, et là encore l’influence anglaise se fait
sentir de la manière la plus favorable dans tous les domaines
de l’administration.
L’étape d’hier ayant été coupée en deux par l’arrêt à Treet,
Murree qui aurait dû être le but de la première journée devient
celui de la seconde. Nous y sommes déjà à deux heures,
ayant ainsi tout le loisir de visiter l’une de ces stations cli-
matériques où une bonne partie de la population anglaise
des Indes passe la saison des fortes chaleurs pour y trouver,
avec un peu dé fraîcheur, une tranquillité et un repos relatifs.
Murree est au sommet d’une colline, à plus de 2000 m.
(la hauteur des Rochers de Naye), avec une vue magnifique
sur la plaine de Rawal-Pindi au sud, sur les montagnes du
Cachemire au nord, et jusqu’à celles de l’Afghanistan à
l'ouest. On en a fait un séjour de convalescence pour les
soldats anglais, de sorte qu’en été l’animation y est très
grande; de 3000 habitants que comporte la population fixe,
elle monte souvent à 14,000 et 15,000 quand la saison bat
son plein.
En ce moment, les hôtels sont encore fermés, et seul le
dak-bungalow les remplace dans une certaine mesure. Par
contre, la route est des plus animées par de longues théories
de chariots attelés de tous les animaux de trait de la
création, amenant les approvisionnements de l’été.
De jour, une partie de ces convois, aux attelages lents,
sont arrêtés au bord de la route; les véhicules, recouverts de
nattes de jonc ou de toiles blanches, donnent à l’ensemble
un faux air de camp ; ils abritent de leur ombre des centaines
de buffles, de zébus, qui attendent, en ruminant, la fraîcheur
du soir pour se remettre en route, laissant ainsi la voie libré
aux « ekkas » et aux « tongas » attelés d’un ou deux chevaux,
dont l’allure est naturellement plus rapide.