son esprit l’idée d’envoyer à son tour des messages d’oncle,
de régions plus élevées et plus éloignées encore.
C’est aujourd’hui l’anniversaire de nia première ascension
du Mont-Blanc en 1897, et nos souvenirs se reportent
en foule à une époque où, faute de montagnes plus hautes à
escalader dans nos Alpes, nous rêvions déjà aux cimes plus
élevées du Caucase ou de l’Himalaya. Et maintenant le rêve
est devenu une réalité. La réalisation en sera-t-elle complète,
au point que, à part le Gaurisankar, il ne nous reste
plus d’autres régions où nous puissions battre notre propre
record ?
Trois heures après qu’il nous a quittés, nous voyons
revenir le Balti qui a remis le courrier à Pfannl et Wessely,
ce qui semblerait présager une courte étape pour demain,
bien que les deux caravanes y aient employé de 3 à 4 heures ;
mais notre facteur est décidément un robuste : il se pique
d’ailleurs d’employer juste la moitié du temps que mettent
ses camarades à faire un trajet donné ; peut-être tient-il
aussi à établir des records ; à moins qu’il n’ait plus de considération
encore pour les roupies et les bakhchichs, lesquels
sont pour beaucoup dans le zèle qui anime tout notre
personnel.
Il y a cependant une notable différence entre les relations
que nous avons avec nos porteurs actuels et ceux du début
du voyage. Tant que nous restions dans les vallées fréquentées
par les militaires, la note générale paraissait être
celle d’une soumission passive exempte d’intérêt pour le
«saïb », pour celui qui commandait et payait, et pour le but
de l’expédition.
A mesure que nous nous éloignons de Skardu, cette indifférence
se change en une sympathie respectueuse qui,
sans aller toutefois à une familiarité déplacée, invite à des
relations quasi amicales. Nos hommes y sont d’autant plus
poussés que, sans bien comprendre le pourquoi d’une
entreprise comme la nôtre, ils voient cependant que l’affaire
marche bien, sous la direction d’une ferme volonté qui ne
néglige aucun détail ; puis, nous avons autant souci de leur
bien-être que du nôtre, sans pourtant nous immiscer dans
leurs affaires personnelles, et une absolue équité est une de
nos préoccupations constantes. Enfin, cette demi intimité
n’est possible que depuis qu’une certaine connaissance de
la langue thibétaine nous permet, sinon de nous comprendre,
du moins de n’être plus absolument étrangers les uns aux
autres.
Il y a cependant trop de différence sociale entre eux et
nous, et l’institution des castes, quoique atténuée dans cette
partie de l’empire des Indes, est encore trop vivace pour
permettre de songer à provoquer un mouvement en faveur
d’une égalité d’utopiste de cabinet. Une tentative de ce genre
produirait une telle perturbation du haut en bas de 1 échelle
sociale, qu’on ne saurait penser sans frémir aux conséquences
qu’elle entraînerait. La révolte des Cipayes serait
une petite insurrection à l’eau de rose à côté de la conflagration
produite par une telle révolution.
C’est à quoi nous songeons souvent en circulant au
milieu de nos Baltis qui nous regardent de leurs bons yeux
doux, dans lesquels ne se lit pas la moindre malice et où
aucun éclair de haine ou d’envie ne vient altérer la limpidité
du regard loyal et franc.
Le 15 juin est un dimanche, et notre étape se trouve être
précisément une des plus courtes du voyage, tandis que
celle des deux caravanes qui nous précèdent est une des
plus longues et des plus pénibles.
Nous ne nous faisons d’ailleurs aucun scrupule au sujet
du « travail du dimanche'» ; nous savons que, dans peu de
jours, nous serons au repos forcé à attendre Eckenstein au
« Main Camp », et que nous aurons alors amplement le temps
de nous remettre des fatigues des derniers jours, tout en
nous habituant à l’altitude.