ou chantonnent ; et le soir, serrés les uns contre les autres
et appuyés au mur, ils se chauffent devant de maigres feux,
pour lesquels ils ont été autorisés à employer une partie du
bois qu’ils portent depuis quatre jours.
Entre de nombreuses parties d’échecs, nous allons de
temps a autre nous poster en observation sur le dos d’une
moraine voisine, pour assister en juges de camp aux beaux
coups de notre artillerie; et vraiment ce spectacle est un des
plus imposants quon puisse imaginer. On ne voit pas le
glacier progresser, mais, à la quantité énorme de projectiles
qui se détachent — souvent plusieurs à la minute — on sent
1 action d’une force formidable que les montagnes seules
peuvent faire dévier. Les blocs s’arrêtent en général au bas
de la moraine, mais quelques-uns, mieux dirigés, traversent
l’espace plan entre elle et le Baltoro, et viennent butter
contre la glace à nu de ce dernier.
A cette grosse artillerie répond, comme vis-à-vis, la fusillade
du glacier principal, qui traîne son énorme masse, au
flanc nu et vertical, le long de la petite plaine où notre camp
est posé, et dont il est séparé par un petit lac aux eaux limpides
semblable au Merjelen ; c’est dans ce petit lac qu’à
chaque instant dégringolent une quantité de pierres; et ce
crépitement d’un feu d’infanterie, souligné par la grosse
voix de quelque bloc qui s’effondre à son tour, fait songer
à ces combats d’un autre âge, à l’enfance de la poudre
à canon.
Là, plus que jamais, en face de ces grands phénomènes,
nous sentons notre petitesse; au pied de ces colosses de
granit et de glace, nous passons, confondus avec lés pierres
et les séracs.
48 juinM- Après la plus petite étape, nous avons aujour-
d hui en perspective sinon la plus pénible, du moins la plus
longue de tout le voyage. Par contre, nous allons avoir une
grande compensation : si le ciel veut bien se maintenir aussi
pur et si les brouillards ne viennent pas troubler sa vue,
nous devons apercevoir pour la première fois notre Cho-
gori. Mais que vont faire nos hommes? Pour une partie d’entre
eux, c'est le dernier jour de pain; voudront-ils monter avec
la perspective de n’avoir rien à manger demain? ou devons-
nous laisser en arrière des charges, et renvoyer immédiatement
ces hommes à vide, jusqu’à Rdokass, où Eckenstein,
selon nos recommandations, a dû transporter son camp de
ravitaillement?
C’est ce que nous sommes en train de nous demander, en
préparant le déjeuner ; une partie des coolies entourent
notre tente et, sans
rien dire, ont l’air
d’implorer notre
attention. Nous ne
devinons que trop
ce qu’ils désirent.
Nous en sommes
là de nos réflexions,
quand tout
à coup nous entendons
de grands
cris et un remue-
ménage dans tout
le camp. Nous
mettons le nez à la portière de la tente. Une grande caravane
arrive à une belle allure, chargée de sacs de peau
gonflés à éclater. Sauvés ! Nous avons de quoi nourrir
tous nos coolies et ceux de la caravane précédente ; car,
du train dont vont ces porteurs d’élite, nul doute qu’ils
ne rattrapent encore aujourd’hui la caravane de Pfannl et
Wessely. Quant à celle de Crowley, elle aura été ravitaillée
avant-hier, si les hommes que nous lui avons expédiés de
Rdokass ont fait diligence.