Les nombreux villages dont sont parsemées les rives
passent avec une rapidité presque étourdissante, tant nous
sommes déshabitués à nous déplacer si vite. Aussi, grand
étonnement, au bout d’une demi-heure, de voir le paysage
s’immobiliser. Nos hommes ont fait halte sur un bas-fond,
et abordent peu après ; pendant que'deux d’entre eux vont
chercher des provisions, les deux autres regonflent les
outres.
Notre radeau, que les indigènes appellent « tzack » ou
« tzacca », est composé d’un cadre et de branches d’osier
entrelacées en forme de claie,, sur lesquelles sont fixées dés
outres dont le nombre varie avec celui des personnes à .
transporter. Ces outres, faites de peaux de chèvres ou de
moutons, Je poil en dedans, sont fermées aux extrémités au
moyen de lanières d’écorce de saule ; une des jambes de
derrière fait saillie à travers la claie et sert de soupape ;
qu’une de ces outres vienne à se dégonfler en cours de route,
un radeleur se couche et la regonfle immédiatement, en
appliquant ses lèvres sur l’orifice béant : opération peu ragoûtante.
Lorsque toutes les outres sont par trop dégonflées,
ce qui arrive au bout d’une heure environ, on aborde, on
retourne le tzack et les quatre hommes regonflent le tout en
quelques minutes, comme un vulgaire pneu.
Une fois passé le premier moment d’appréhension bien
légitime, on s’abandonne sans arrière-pensée au charme de
ce nouveau mode de locomotion. Tandis que l’eau jaunâtre
et opaque paraît immobile autour de nous, les rives fuient
à une allure de 20 à 25 km. à l’heure ; ici un indigène,
accroupi et impassible au bord de la rivière, nous regarde
passer, tandis que des enfants esquissent un temps de galop
et renoncent bientôt à nous suivre ; quelques troupeaux
paissent dans les prairies, et les montagnes bleuissent au
loin. Une sensation de bien-être nous envahit et nous jouissons
en silence, une cigarette aux lèvres. Parfois un remous
nous fait tourbillonner ; ou bien le lit de la rivière est encombré
de monticules de sable assez rapprochés, sur lesquels
l’eau passe en grandes vagues, imprimant au radeau
un tangage accentué, plus émouvant que dangereux ; mais
le plus souvent l’eau coule silencieusement, à peine agitée
de petites vaguelettes.
A 11 heures déjà, nous abordons en face de Shigar ;.
un quart d’heure après, nous trouvons Eckenstein et
Knowles, arrivés le matin même du Skoro-La, et en train
de photographier les rajahs du village. Knowles, invité par
(201.) Les rajahs de Shigar.
l’un d’entre eux à aller chasser l’ibex dans une de ses
vallées, hésite beaucoup à accepter cette offre tentante.
Nous goûtons un repos parfait, bercés par le bruit du
vent dans le feuillage, à l’ombre duquel nos tentes sont
dressées. Les rajahs nous envoient une quantité énorme de
fruits : abricots, poires, pommes, melons, raisin, accompagnés
de thé épicé et sucré au sucre, qui contraste agréablement
avec le nôtre, sucré à la saccharine.
Puis des marchands viennent nous offrir des produits
indigènes en pierre ollaire, tels que pipes, «candils», coupes
ou colliers, d’un joli travail.