Et dire que nous sommes probablement les premiers
êtres humains à qui il est donné d’assister à ces spectacles
grandioses dans cette partie de notre globe !
Peut-être quelqu’indigène, hanté par l’idée de l’existence
de trésors imaginaires, s’est-il, une fois ou l'autre, hissé à
la hauteur où nous sommes en ce moment ; peut-être quelque
bande de Thibétains pillards a-t-elle franchi le col que,
par un temps clair, nous entrevoyons du côté du nord-est ;
nous en doutons pourtant, et les Baltis, qui ont été récem-
(173.) Camp X, après la tourmente.
ment victimes de ces entreprenants voisins, n’ont jamais
émis l’idée qu’ils aient pu traverser si loin et si haut la
grande chaîne, alors qu’ils avaient à leur disposition le col
du Mustagh plus rapproché et moins élevé.
Non, nous sommes bien les premiers à jouir de ces paysages,
les premiers témoins de ces formidables avalanches,
de ces phénomènes géologiques titanesques.
L’explorateur qui parcourt les déserts de sable de l’Asie
centrale à la recherche des civilisations disparues, ou les
forêts cent fois séculaires de l’Afrique équatoriale, ne peut
jamais prétendre incontestablement livrer à l’humanité un
domaine nouveau ; tandis qu’ici chaque pas en avant est bien
le premier que l’homme imprime dans la neige immaculée.
Quels spectacles pour qui cherche à revivre les émotions
d’un autre âge, à s’imprégner de cette grande poésie que le
plus insensible peut comprendre ! « Poésie d’antique solitude
et de sublime silence », disait .Tavelle, « poésie qui fait rêver
qu’assistant au premier âge du monde on est l’Adam de la
création nouvelle, ou que, dernier survivant des générations
éteintes, on est resté seul avec la Nature et Dieu. »
Et les jours passent ainsi, plus ou moins monotones.
Le ciel est d’ordinaire couvert : tempêtes, bourrasques,
viennent fréquemment jeter leur note aiguë dans le concert
des avalanches, avec des alternatives de rares éclaircies,
dont on profite pour vider les tentes et exposer au soleil
habits et couchettes humides, ou pour faire quelques! pas
aux environs du camp, histoire de se fouetter le sang et de
se déraidir les articulations.
La journée du 26 juin se passe à examiner à la jumelle,
dans les intervalles où le brouillard veut bien se dissiper
momentanément, le bas du glacier, et la route que doivent
suivre Eckenstein et ses coolies ; mais nous avons beau
explorer minutieusement les moindres détails, nous ne
voyons rien remuer.
Le 27 au matin, les yodlées de Pfannl, qui est allé faire
quelques pas en skys jusqu’au bord de notre plateau glacé,
nous annoncent qu’il aperçoit enfin la caravane d’Eckenstein.
Nous sautons à la cuisine lui préparer un bon déjeuner, de
sorte que quand il arrive, un peu après neuf heures, il
trouve le couvertmis^et de quoi se réconforter; il est parti
de Rdokass le 24, en doublant toutes les étapes sauf la dernière
; il vient ce matin du camp IX avec une vingtaine de
coolies, portant tous, outre des sacs de pain, les effets et la
tente d’Eckenstein, un fagot de saule sec, destiné à faire du