tiemment, elle était lue rapidement et réexpédiée à notre
adresse par une compatriote rencontrée par hasard à Rawal-
Pindi.
De là, ou d’Abbotabad, elle repartait pour Srinagar,
qu’elle mettait 20 heures à atteindre en « tonga », à l’allure
de 10 milles à l’heure.
Sans perdre une minute, et maintenant sur les épaules
des courriers et par des sentiers de montagne, elle franchissait
en quatre ou cinq jours les 19 étapes qui séparent Srinagar
de Skardu. De Lausanne à Skardu elle mettait donc,
arrêt à Abbotabad compris, 25 jours environ.
Mais là cessait tout service postal ; et, pour continuer à
rester quelque peu en contact avec l’Europe et recevoir
quand même notre courrier, il avait fallu organiser un service
particulier plus ou moins régulier : deux hommes
s’étaient offerts à partir chaque semaine, ou chaque fois
qu’un courrier important arriverait, et à monter jusqu’à As-
koley, où un relai fut établi. Le colis, appelé pompeusement
« sac des dépêches », était remis à un nouveau porteur de
taille gigantesque qui, peu chargé, pouvait filer à grande
allure : seul, à travers les vastes solitudes glaciaires, doublant
et triplant souvent les étapes, il arrivait au camp cinq
ou six jours après son départ d’Askoley.
Lajoie qui accueillait chaque fois le messager de nouvelles,
généralement bonnes, et le plaisir que chacun éprouvait
en recevant toujours quelque lettre ou quelque carte amie,
ne peuvent être compris que de ceux-là seuls qui, une fois
ou l’autre, se sont trouvés privés, pendant des semaines ou
des mois, de toute communication avec ceux qui leur sont
chers.
Mais ce qui, invariablement, était attendu avec le plus
d’impatience et faisait le plus d’heureux, c’était encore le
petit paquet de Gazette de Lausanne. Usées aux coins au
point qu’il fallait défaire le pli avec les plus grands ménagements,
sous peine de le voir « tomber en douves » comme
un tonneau trop sec; couvertes de timbres d’oblitération
permettant de reconstituer les dates de passage aux ports et
aux principaux bureaux de poste, et de noter ainsi le temps
qu’elles avaient mis à parvenir jusqu’à nous ; non balafrées
heureusement par l’ignoble et lâche censure, mais illisibles
cependant sur les plis extérieurs, transformées souvent en
longues déchirures : telles qu’elles nous arrivaient, elles
n’en étaient pas moins accueillies comme la partie essentielle
du courrier.
Qu’elles nous apportassent de bonnes ou de mauvaises
nouvelles ; qu’elles nous fissent assister aux désastres de la
Martinique, ou pressentir la fin prochaine de la guerre sud-
africaine ; que l’affaire Humbert ou le couronnement
d’Edouard VII défrayassent toutes les conversations dans
les pays dits civilisés : vu de si loin et de si haut, tout cela,
sans nous laisser indifférents, n’avait cependant pas le don
de nous échauffer ou de nous passionner comme c’eût été le
cas en Europe; mais, pour être moins vif, le plaisir qu’elles
nous procuraient n’en était que plus intime et plus profond.
Et, probablement, la cause de sa bienvenue tenait à la
manière dont nous la lisions.
Accoutumée à la hâte fébrile qui règle la plus grande
partie de notre vie ; confondue avec les autres quotidiens
sur lesquels on jette un coup d’oeil rapide, au titre de l’article
de fond et aux dépêches — les mêmes partout ; — puis,
mise de côté et rarement reprise par un lecteur plus attentif,
notre chère Gazette de Lausanne ne se reconnaissait plus,-
une fois arrivée là-haut, à 6000 mètres !
Maniée avec tous les ménagements que réclamait son
état de délabrement, elle passait une première fois de mains
en mains pour être lue, méditée et discutée avec un sérieux
dont ne se seraient jamais douté les auteurs de certains articles
; puis, reprise une seconde fois, et cela pendant deux
mois, jour après jour, un numéro fut l’objet de toute l’attention
de six explorateurs pour lesquels ces discussions