Cette fois, nous campons directement sur le glacier ; les
Baltis ont aménagé quelques petits murs et réussi à découvrir
encore quelques touffes de carex, qu’ils ont étendues
sur des pierres rassemblées en un macadam inégal. Les
hommes qui ont conservé encore un peu de bois le font lentement
charbonner, pour le faire brûler ensuite dans de petits
récipients, sorte de réchauds portatifs dont nous n avons
pas soupçonnés l’existence auparavant. Ce «kangri», en
forme de cupule, en grès, suspendu dans un encorbellement
de lianes ou d’osier, s’applique directement sur la peau du
ventre ; nos coolies le recouvrent de leur chemise, puis, s’enroulant
dans leur couverture, ils s’accroupissent en rond,
assis sur leurs talons, et se préparent ainsi à attendre la
nuit, abrités du vent du glacier par les petits murs aux pierres
mal jointes. Avant de s’endormir, ils écrasent entre deux
pierres une pincée de sel mélangée de safran ou de poivre
et, réunis autour de ce qui leur tient lieu de table, ils trempent
méthodiquement une bouchée de leurs galettes dans ce
frugal assaisonnement, et soupent ainsi en commun. Une
fois la prière du soir achevée, tout bruit cesse, et le grand
silence de la haute montagne n’est plus troublé que par le
cri de quelques choucas, qui, en quête de débris, remontent
à notre suite le glacier, ou par les avalanches qui se précipitent
sur les pentes opposées du Broad Peak.
Dans l’après-midi nous arrivent, sous la conduite du chi-
cari Abdulla-Bat, les coolies de Crowley, qui n’a gardé qu’un
seul Balti. Tout ce monde redescend à Bdokass, se mettre
à la disposition d’Eckenstein, et il en sera de même de nos
hommes à mesure que nous serons parvenus au Main Camp.
Nous apprenons par le message de Crowley qu’il s’est arrêté
sur une manière de col appelé sur la carte Possible Sad-
dle, mais qui en réalité n’est qu’un « replat » sur la branche
orientale du glacier de Godwin-Austen.
D’après les renseignements que nous fournissent les
hommes qui redescendent, nous concluons que ce qu’il reste
à faire pour rejoindre Crowley n’est plus l’affaire que de
quelques heures ; en effet, ils sont partis ce matin du
camp IX au pied même du Chogori pour monter au « Possible
Saddle », et sont déjà de retour vers 3 heures, ayant
ainsi parcouru trois étapes, une en montant et deux en
descendant.
Nous proposons aussitôt à notre troupe, moyennant le
paiement de deux étapes, de partir de bonne heure demain
matin et de rejoindre Crowley en une seule traite ; la perspective
de ce gain, jointe à celle de redescendre tous ensemble
avec les hommes de Pfannl et Wessely et d’économiser
une journée de nourriture, les font accepter d’enthousiasme
cette proposition.
Dans la soirée, j’ai quelques malades à examiner; la plupart
se plaignent de maux d’yeux, de conjonctivites produites
par la marche d’aujourd’hui dans la neige ; en outre, parmi
ceux qui redescendent, plusieurs ont des maux de tête, premiers
effets probablement de la raréfaction de l’air.
Knowles et moi, quoiqu’un peu fatigués, nous nous sentons
en excellente disposition ; preuve en est le plaisir avec
lequel nous cuisinons sous la tente avec nos lampes à pétrole
Primus, que nous utilisons pour la première fois ; jusqu’à
présent, nos domestiques avaient toujours trouvé moyen de
préparer sur leurs feux notre potage, le chocolat du déjeuner
et la tasse de thé qui nous était régulièrement servie à l’arrivée
à l’étape, et qui contribuait pour une si bonne part à
remettre rapidement des fatigues de la marche.
Ce premier essai de cuisine au pétrole nous réussit parfaitement
; la lampe fonctionne à merveille et, bien que nous
soyons obligés de faire fondre de la neige pour avoir de
l’eau, en un quart d’heure, près de deux litres de liquide sont
amenés à l’ébullition ; il est vrai que l’hypsomètre s’arrête à
84,4-2 degrés, ce qui correspond à 16,592 pieds ou 5057 mètres.
Si nos moyens de chauffage et de cuisson fonctionnent
toujours aussi bien, nous pourrons affronter pendant bien