L’inclinaison tend à diminuer légèrement à mesure que
nous nous élevons; mais les difficultés commencent à devenir
sérieuses. Plus trace de rochers. La neige dans laquelle
nous pataugeons s’arrondit en corniches qui surplombent le
cirque, et au bord desquelles il serait dangereux de s’aventurer;
on est forcé de se maintenir en contre-bas sur une
pente de glace recouverte de près d’un mètre de neige en
farine ; nous nous demandons si les coolies pourront jamais
monter dans de pareilles conditions; il faudra en tout cas
attendre quelques jours de beau pour permettre à cette neige
de se tasser ou de descendre en avalanches.
Plus haut, l’arête s’arrondit en s’élargissant et permet
une marche un peu plus facile; nous nous élevons plus
rapidement et, chose curieuse, l’essoufflement pénible que
nous ressentions si fort dans le couloir paraît beaucoup
moins intense.
Vers 11 heures, l’anéroïde marque 21,600 pieds. Après
avoir passé un petit replat où, en cas de besoin, on pourrait
dresser une tente en nivelant un peu la surface, nous trouvons
une pente de glace de 52°, sur laquelle la neige ne tient
plus ; au moindre effort elle se dérobe sous les pieds et menace
de partir en avalanche en nous entraînant ; en outre,
elle est si mauvaise que le seul moyen d’avancer est de nous
traîner à genoux dans cette farine, où nous enfonçons encore
à chaque pas de près d’un demi-mètre.
Nous réussissons cependant à vaincre cette difficulté et
à gagner un second replat plus incliné que le premier, mais
où la neige redevient meilleure ; pendant une demi-heure,
elle est si bonne qu’à peine la semelle de nos souliers enfonce,
et nous gagnons de l’avance.
Vers midi, nous sommes à 21,800 pieds; il ne reste plus
qu’une dernière pente à gravir pour atteindre le premier
sommet, d’où nous espérons découvrir une bonne partie de
l’arête, ou tout au moins un emplacement pour le futur
camp XII.
Mais là les difficultés deviennent vraiment terribles ; l’inclinaison
qui se maintient entre 47° et 53° — chiffres relevés
exactement au clinomètre -e» permet tout juste à la neige
d’adhérer encore à la glace, mais non de supporter le poids
de nos corps. Il nous faut donc tailler les premières marches
de l’ascension. Mais il y a un mètre de neige poudreuse
à déblayer; puis, dans cette glace vive et noirâtre, chaque
marche exige vingt ou trente coups de piolet. Pour alléger
les sacs, nous avons laissé à mi-chemin les crampons, jugés
inutiles; nous regrettons vivement leur absence maintenant,
mais nous ne pouvons songer à retourner les chercher. En
revanche, nous sommes étonnés que, en nous relayant toutes
les vingt marches, ce travail ne nous fatigue guère plus qu’à
4000 mètres dans les Alpes, et moins que la marche dans la
partie inférieure du couloir ; cela tient à ce que nous sommes
maintenant sur une arête où la pression du vent compense
dans une certaine mesure la dépression atmosphérique.
Il ne nous reste plus qu’une cinquantaine de mètres d’ascension
pour atteindre le sommet convoité, et l’anéroïde indique
exactement 22,000 pieds; encore 1200 pieds; donc,
encore 365 mètres et nous battons le record de la hauteur à
laquelle Zurbriggen est parvenu au sommet de l’Aconcagua.
Mais Wessely déclare qu’il n’ira pas plus loin pour aujourd’hui,
estimant cette reconnaissance suffisante; il allègue
que nous pouvons revenir demain, en profitant des pas, qui
seront durcis, et rendront la marche presque facile, et en
nous adjoignant un troisième compagnon ; rien ne nous
empêchera alors de monter aussi haut que nous voudrons
et de battre tous les records du monde !
Raisonnement provoqué par un peu de fatigue et beaucoup
de paresse ; au début de l’ascension, mon compagnon
a fait preuve de beaucoup d’endurance, car il souffrait plus
que moi du froid de pieds et a fourni une somme de travail
considérable en marchant le premier les deux tiers du chemin
; mais, depuis que je suis sur l’arête, j’ai payé ma dette