Néva, tous les bateaux venant du lac de Ladoga et tous les chars apportant à Saint-
Pétersbourg des marchandises quelconques reçurent l’ordre de transporter un
certain nombre de pierres dont le nombre et le poids étaient fixés d’avance, et
qu’on devait livrer au commissaire général des constructions. Pierre ordonna aussi
à trois cent cinquante familles nobles, à autant de familles de marchands et d’artisans
de venir élire domicile à Saint-Pétersbourg et d’y bâtir leurs maisons d’après
des plans déjà tracés et qui avaient reçu son approbation.
Tous ceux qui désobéissaient à cet ordre devaient être punis avec, la dernière
rigueur. Seuls, lès Russes qui se trouvaient à l’étranger et ceux qui envoyaient
leurs enfants en Europe pour leur éducation étaient exemptés de la transportation
forcée à Saint-Pétersbourg. On comprend que les Moscovites ne quittaient pas
volontiers leurs demeures à demi asiatiques pour la nouvelle capitale, « riche en
larmes et en marais », comme ils disaient.
Lorsque Pierre le Grand eut quitté définitivement Moscou pour Saint-
Pétersbourg, il fallut recourir à la force armée pour contraindre lés nobles à le
suivre dans sa capitale d’élection. Aujourd’hui, en dépit du climat, de tous les coins
de la Russie et de tous les pays, affluent par centaines de milliers, chaque année,
des émigrés volontaires, dans la ville de Pierre le Grand, qui ne compte pas moins
d’un million d’habitants.
« Cent ans ont passé, dit Pouchkine dans le poème déjà cité;: la jeune ville
le miracle des pays du soleil de minuit, surgit insoucieusement et fièrement du
sein des marécages et des brumes des forêts. Là où autrefois’ les: pêcheurs finnois,
fils déshérités de la nature, jetaient dans les eaux déserte||éùrs. maigres filets ,.
aujourd’hui, sur des rives animées s’élèvent les sveltes silhouettes des palais et des
tours ; des vaisseaux accourent en foule vers les riches débarcadères.
« La Néva s’est revêtue de granit, des ponts se sont dressés sur ses eaux, s e s i ld l
sont couvertes de jardins, et devant la jeune capitale, Moscou a baissé la tête,
comme l’impératrice douairière devant la nouvelle tsarine...
« Je t’aime, création de Pierre, j ’aime ton air sévère et dégagé, j’aime le
cours majestueux de la Néva, le granit de ses quais ;, j’aime tes nuits rêveuses;;,!;
le crépuscule transparent, la clarté sans lune, quand dans ma chambre j’écris
et lis sans lumière et que l’aurore du soir, sans donner à l’obscurité de la nuit le
temps de ternir le ciel d’or, cède sa place à l’aube nouvelle
« J aime ton hiver rude, l ’air immobile et le froid, la course des traîneaux
sur la large Néva, le visage des jeunes filles plus vermeil que les rosésr et l’éclat,
le bruit et les conversations des bals, et à l ’heure de la réunion des amis, le pétillement
des coupes mousseuses, la flamme bleue du punch! »
Cette rapide histoire de la naissance miraculeuse de la ville de Pierre le Grand
surgissant tout à coup au milieu des marais déserts indique clairement le caractère
propre de la moderne capitale de la Russie, Les voyageurs se flattent: souvent de
retrouver sur les bords de la Néva une. ville rappelant Berlin, Londres, ou, à raison
'de ses nombreux canaux, Venise ou Amsterdam.
? On peut dire qu’ils seront tous satisfaits et déçus à la fois, car Pétersbourg,
semblable à une oeuvre d’art complexe, où l’artiste se serait inspiré de l’érudition
européenne, rappelle les principaux centres de l’Europe, tout en conservant une
physionomie essentiellement originale, qu’elle doit en partie aux influences historiques
qui ont présidé à son développement et à son climat local.
La Néva est sans contredit le plus beau des fleuves qui arrosent les grandes
Rivage de l’île Krestovski. -
cités européennes; c’est même la seule beauté .exceptionnelle de la ville de Pierre,
qui aurait pu porter non moins fièrement le nom de Néva.
Depuis son embouchure dans le golfe finnois jusqu’à Schlüsselburg et au lac
Ladoga, soit qu’elle arrose la banlieue de Saint-Pétersbourg, devenue une ruche
’industrielle, ou qu’elle caresse les quais opulents et se brise contre ses ponts de
pierre monumentaux et ses ponts de bateaux composés de barques énormes, soit
qu’elle se ramifie à l’infini de tous ses bras reliés par des canaux, la Néva reste
limpide, vive, bouillonnante, toujours l’infatigable travailleuse qui continue la
mission que lui a confiée Pierre le Grand, quand il l’a révélée au monde civilisé.
La Néva, c’est l ’Europe scientifique, artistique et industrielle pénétrant l ’Asie,
résolue à la subjuguer et à lui ravir la Russie.
‘ Après le fleuve, ce sont ses îles qui charment et étonnent par l’intensité de vie