Nenasitetz, la seule qui s’oppose encore à la navigation. En été et au printemps,
lorsque les eaux sont très basses, ces cataractes ont souvent douze et quinze pieds
de hauteur. »
Actuellement il y a deux manières de franchir ces obstacles, soit en suivant le
vieux passage des cosaques, soit en contournant les chutes au moyen de canaux qui
existent depuis un demi-siècle.
Les pilotes cependant préfèrent l ’ancien passage des cosaques. La barque qui
se propose de. passer les cataractes s’arrête à Kamenka, où se trouve le village dés
pilotes. L ’ataman commence par se rendre compte du poids et du volume du chargement;
quelquefois, suivant le niveau du fleuve, il exige l’allégement de la charge.
Ensüite il examine avec un soin minutieux les ancres, les câbles, les rames et tout
particulièrement le sterno (le gouvernail), formé par un arbre de mât d’une vingtaine
de mètres de longueur avec une barre de huit mètres ; un gouvernail ordinaire
ne serait d’aucune utilité : tournant près de la poupe, il n’aurait pas la. force de
retenir le bateau sous la poussée impétueuse du courant.
Les pilotes experts sont très recherchés, et les nouveaux, selon l’ancienne
coutume des cosaques, leur adressent toujours la parole en les appelant respectueusement
batka (père).
Dès que le pilote a pris lé commandement d’une barque, il ordonne à ses
matelots de s’asseoir un moment, comme avant un départ, '.seîon l’usage russe;
puis tous se mettent à genoux pour dire la prière. Us-se confient aux soins de la
Providence, et sur le visage des nouveaux venus on lit l’inquiétude..
Après la prière on lève l’ancre. Les coups rythmés des rames retentissent, et
la barque s’éloigne de la rive.
Bientôt le pilote commande : chabach 1 (assez). .
Les rames restent en l’air et la barque est emportée par le courant du Dniéper.
Le pilote-est peu loquace; les mains derrière le dos, il regarde fixement devant
lui, jetant de loin en loin un ordre bref à son aide. Tout à coup il commande de
nouveau : aux rames !
On approche d’une cataracte qu’on ne voit pas, mais que le remous des
vagues qui sautent comme des lapins et le bruit de la chute annoncent de loin.
Quand la barque est saisie par le tourbillon de la cataracte, le pilote crie de
nouveau : chabach ! au sterno !
Les rameurs se placent alors des deux côtés du gouvernail, qui offre- ainsi
plusieurs bras.
(î Serrez encore, encore! » crie le pilote, lorsque la proue fend l’écume qui
rebondit avec un bruit assourdissant. Le bruit de l’eau couvre la voix du commandement,
et le pilote est obligé d’indiquer par des gestes les manoeuvres à exécuter.
Chacun est tout attention, et la barque glisse sur les quatre gradins de rocs comme
sur une corde tendue.
Bien que les cataractes ne soient pas très hautes, la masse d’eau du Dniéper
s’élance d’une assise à l’autre avec une telle impétuosité que le fracas est formidable.
Une fois la barque sortie du premier tourbillon, tout l’équipage dit une. prière, et les
h o m m e s échangent des félicitations en se souhaitant de continuer, de même jusqu’au
terme du voyage.
La cataracte de Nenasitetz est la plus dangereuse de toutes, et les pilotes
l’appellent le vieux. Le courant y est tellement impétueux que la barque obéissant
à son sterno parcourt les douze gradins de la catadoupe, formant plus d’un kilomètre,
en trois minutes. La barque plie, grince, gémit, l’eau inonde de toutes parts;
mais quand elle retombe saine et sauve sur le fleuve apaisé, de nouveau l’équipage
à genoux rend grâce à Dieu.
Au haut et au bas des chutes sont placés des canots de sauvetage munis de
pilotes ; en câs de malheur, ils doivent venir au secours des naufragés. Ils accomplissent
ce devoir avec un dévouement héroïque. Il arrive souvent que des radeaux
formés de troncs d’arbres attachés ensemble restent accrochés à la cataracte et que
l’eau les jette contre les rochers. La situation devient critique. Les cordages se
rompent, les énormes troncs se brisent comme des brindilles, et les hommes qui
conduisent le radeau se trouvent dans l ’alternative d’être engloutis par l’eau ou
broyés par les poutres flottantes. Les sauveteurs s’élancent à leur secours et retirent
les uns du. fleuve- où ils se noient, les. autres des rochers contre lesquels ils ont été
lancés. D’ailleurs, les radeaux, beaucoup plus nombreux sur le Dniéper que les
barques, sont plus sérieusement exposés; la moindre brise leur est funeste, surtout
lorsqu’ils se trouvent au milieu du fleuve; aussi ont-ils soin de se tenir le plus près
possible du bord.
Rien de plus curieux et en même temps de plus effrayant que de voir un
radeau s’engouffrer dans la cataracte de Nenasitetz; sa queue est encore loin de
la chute et déjà sa tête s’enfonce dans le gouffre, pendant que les hommes qui sont
sur l’avant plongent jusqu’à la poitrine dans l’eau écumànte. Encore une seconde,
et ce plancher de poutres flottantes serpente entre les rocs.
Il faut-souvent plusieurs semaines aux radeaux pour franchir la cataracte;
comme le moindre vent est pour eux un obstacle sérieux, ils sont forcés de rester à
l’ancre des journées entières dans l’attente d’un calme plat.
Sur les barques. du Dniéper on retrouve des représentants des différents
types russes : le Grand-Russien; qui est le propriétaire de la barque ou le commis
du propriétaire; le Petit-Russien, qui est toujours le pilote; le Russe de la Russie-
Blanche, qui est le matelot, et le juif, qui est invariablement propriétaire ou
commis.