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 moujiks ?  Quoi  qu’il  en  soit,  ils  s’avisèrent  tout  à  coup  que  la vieille  femme  était  
 pourtant un  être humain.  On  l’étendit  sur  une  natte  et  on la  transporta dans  l’isba  
 de sa soeur.  On  la  laissa étendue  sur  le sol. 
 La  soeur  de  la  mendiante  et  toutes  les  personnes  qui  se  trouvaient  dans  la  
 maison  s’enfuirent pour  ne pas subir  le  contact  d’une  sorcière. 
 Quand Daria  reprit  connaissance  au milieu d’atroces  douleurs,  l’agonie  commença  
 pour  elle;  personne  ne sait combien  de  temps  elle  s’est  débattue  avec  la  
 mort. 
 Lorsque  le  décès  de la  vieille femme fut  constaté,  la  justice  demanda  compte  
 aux moujiks  dè Bouzoülina du meurtre  de  l ’envoûteuse.  Sur  les  vingt accusés, pas  
 un  ne  songea  à  nier  sa  participation  au  crime ;  au  contraire,  tous  se  vantaient  
 d’avoir  contribué à délivrer leur  village d’une  sorcière. 
 Depuis  longtemps  Daria  était  soupçonnée  d’être  en  communication  avec  le  
 mauvais  esprit;  ne  l’avait-on  pas  vue,  un  jour  de  noces,  un  couteau  à  la  main,  
 dans  le grenier  des  nouveaux  mariés,  prononçant  des  incantations  cabalistiques ? 
 Heureusement,  on  s’en  était  aperçu  avant  que  le  sortilège  fût  consommé,  et  
 Daria avait  été  fouettée d’importance,  puis  chassée honteusement.  Elle était  rentrée  
 chez elle,  et  ceux  qui  avaient  regardé  dans  son  isba  par la fenêtre  avaient  constaté  
 qu’elle  se  baignait dans une eau  de  feu. 
 Le  lendemain,  tout  le  village  ne  l’avait-il  pas  vue  rose  et  fraîche,  comme  si  
 personne ne l’avait touchée ? 
 Après ces  témoignages  irrécusables,  qui  pourrait mettre  en doute que Daria  fût  
 une  sorcière? 
 Les  juges  de Moscou  ne  se  laissèrent  pas  convaincre  par  ces  arguments,  ils  
 condamnèrent aux  travaux  forcés les  bourreaux  de  Daria,  tout  en  ajoutant  qu’ils  
 solliciteraient  leur grâce auprès du tsar. 
 Le moujik  et  surtout la  paysanne  russe  croient  encore  fermement  aux  znakhar  
 (celui  qui sait  tout)  et  le  consultent  de  préférence  au  médecin  en  cas  de maladie,  
 bien  que  ce ne soit en  réalité qu’un vulgaire  charlatan,  qui  guérit, par des  charmes,  
 des  sortilèges  et  des  enchantements ;  ainsi  il  invite  ses  trop  crédules  clients  à  se  
 décharger de leurs peines  en  les  racontant  à  voix  basse  à  la rivière,  qui  les  emportera  
 sans  trahir  leurs confidences. 
 En  cas d’épidémie, de choléra,  de  fièvre  typhoïde  ou d’épizootie,  les  veuves et  
 les jeunes  filles, après s’être  concertées  en  secret,  se  rassemblent,  tard  dans la  nuit,  
 à l’extrémité  du village,  sommairement  vêtues  d’une  chemise,  sans  ceinture,  et  les  
 cheveux  défaits,  elles  traînent  une  charrue.  Le  but  de  ce  rassemblement  est  de  
 labourer  la terre autour  du  village  pour  empêcher l’épidémie  de le  contaminer. 
 La  procession s’ouvre  par  une  jeune  fille,  qui  marche  en  avant,  portant une  
 grande  icône  surmontée  d’un  cierge.  Elle  est  suivie  par  une  seconde  jeune  fille, 
 attelée  à  la  charrue,  que  les  autres  femmes  poussent  par  derrière,  pour  l’aider.  
 Une  troisième  jeune -fille  les  suit  en  faisant  sans  cesse  claquer  un  fouet,  afin  de  
 chasser l’épidémie,  personnifiée  dans le malin. 
 Toutes  sont  armées  contre  lui  de  tisonniers,  de  bâtons  ou  de  balais.  Elles  
 chantent  à demi-voix  des prières,  mais  lorsqu’elles  passent  devant  une  isba,  elles  
 baissent  la  voix  pour  ne  pas  être  entendues.  Malheur  au  curieux  qui  voudrait  
 assister  à  ce  spectacle!  s’il  est découvert,  il  risque  fort d’être mis  en  pièces. D’ordinaire, 
   les  jeunes  filles  et  les veuves  gardent,  sur  le  jour  et  l’heure  de  la  procession,  
 le  plus  profond  secret. 
 La   dernière épidémie de choléra  et  la  disette  qui  sévit  il  y   a  quelques  années  
 dans la Grande-Rüssie ont  fait  naître  la légende  suivante,  qui  n’est  pas  dépourvue  
 de  poésie  et  montre  combien  l’imagination  du  moujik  est  encore  naïvement  
 créatrice. 
 Au  dire  des paysans  russes,  la sécheresse  et  la  disette  de  1891  furent  l’oeuvre  
 d’une  sorcière. 
 En  effet,  cette  année-là,  ori  a  vu,  tous  les  soirs,  cette fille  du  diable  chevaucher  
 sur  un  arc  tendu  et  descendre  dans  les villages  pour  arracher  cinq plumes  
 de  la  queue  de  chaque  coq.  C ’est pourquoi,  pendant  les  étés  de  1891  et  de  1892,  
 on  a entendu toutes les  nuits  les  cris  de  ces  intéressants  gallinacés. 
 Les  coqs  qui  se posaient sur  des  herses  échappaient  seuls  au  supplice,  parce  
 que  les  dents de cet  instrument  forment une  croix;  la  fille  du diable  n’osait  pas  les  
 approcher. 
 La   sorcière  attachait toutes les  plumes  pour  en  former  un  grand  plumeau  et,  
 s’élançant avec  frénésie  dans  les  airs  sur toute la surface  de la  Russie,  elle balayail  
 .tous  les. nuages  du  ciel  et empêchait la pluie  de  tomber  sur  le  sol desséché. 
 Un  jour  cependant,  la  sorcière  sentit  que  sa  dernière  heure  approchait,  et  il  
 lui vint l’idée  de  s’humilier  devant  Dieu  et  de lui  demander pardon du mai  qu’elle  
 à  fait  aux hommes.  Elle se rendit  chez  le  prêtre  et  fit  pénitence.  Mais  lorsqu’elle  
 eut  énuméré tous  ses  péchés mortels  et  véniels,, l’église  fut  ébranlée  sur sa  base et  
 le prêtre dit  à  sa pénitente  : 
 —   Non,  je  ne  peux pas  t’absoudre,  tu  n’es pas  digne  du  Saint-Sacrement. 
 Ainsi  la  sorcière mourut sans  avoir  reçu l’absolution  et  saris avoir communié.  
 On  traîna  son  corps  avè,c  des  crochets  de  fer  et  on  le  jeta dans  la  fosse  d’aisances. 
 Après la mort de la sorcière, les pluies commencèrent; mais il était déjà trop tard. 
 Aussi,  bien  qu’il  n’y  ait  plus  de  raison  de  craindre  la  disette  et  le  choléra,  
 puisque la  sorcière  est morte,  le moujik  n’ést-il  qu’à moitié  rassuré.  Il est persuadé  
 que les Russes  auront  bientôt  à  soutenir une  grande guerre  contre le  tsar  étranger  
 qui  a  fait répandre  par ses  agents  le choléra  en  Russie. 
 L ’idée qü’une  année  d’abondance  est  suivie  d’une  guerre  sanglante  est  invétérée  
 dans  l’esprit  du moujik  et  se  reflète  dans  la  légende  des  trois  coqs  :