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 avait  tant  aimée. 
 Jamais  matinée  plus  calme  ni plus  claire  ne  s’était levée  sur  les  champs  du  
 laboureur.  Pas  un  nuage  n’obscurcissait  le  ciel'.  Une  douce  lumière,  couleur  
 d’ambre,  remplissait tout l’espace.  Il  ne  restait plus un  coin  où  le  soleil  n’eût  pas  
 pénétré,  et  cependant  l’heure  matinale  répandait  la  fraîcheur  dans.  l’air  et  la  
 communiquait  aux  champs,  aux  collines  et  aux  bois.  Partout  brillait  la  rosée ;  le  
 feuillage  restait  immobile.  Par moments  un  frisson  courait dans  les  branches  d’un  
 arbre  et  l’on entendait le bruit de la rosée qui  tombait des feuilles. 
 Les  chants  des  oiseaux étaient  sonores  et  remplissaient  l’air  de  cris,  de  trilles  
 et de  gazouillements. Toute la  gent  ailée  semblait rassemblée pour un jour  de fête.  
 Les  sauterelles  passaient  entre  les  jambes  comme  des  étincelles  et  les  alouettes  
 se  répondaient sans  trêve  des  deux côtés  de  la  routé. 
 Au  village,  une foule  compacte était massée  devant  la maison mortuaire,, et  le  
 couvercle  blanc  d’une  bière  luisait  au  soleil  et  se  balançait  de droite  et  de  gauche  
 comme  pour  saluer  les maisons  et les guèrets.en  signe  d’adieu. 
 Le  convoi  funèbre,  suivi  de  la  foule  et  de  chars  remplis  de  femmes  dont  les  
 sanglots couvraient le bruit de grincement des  roues;.s’achemina lentement à travers  
 les prés  pour  rejoindre  la  route  conduisant  au  cimetière. 
 Au  point  où  le  sol  commençait  à  décliner,  un  des  anciens  du  village,  n’ayant  
 plus la force  d’accompagner  le  convoi,  s’arrêta  et le suivit  des  yeux  en  se  signant :  
 /   -r- Adieu, Anissimitch,  au  revoir...  Nous  serons bientôt tous là-bas ! 
 Il  fit un  geste  de  la main et  reprit  le chemin de son  isba. 
 Avant  de  gravir  la  colline  où  le  cimetière  est  situé,  le  convoi  fit  une  pause.  
 A   cet  endroit  de  la  route,  couverte  de  broussailles,  se  trouvent  deux  hauts  peupliers  
 séculaires.  Ils  indiquent les limites du village qu’habitait Anissimitch. C ’est là  
 que les  cortèges  funèbres  adressent  aux morts  les  suprêmes  adieux. 
 Les  sanglots  et  les  cris  devinrent  plus  véhéments.  Tout  le  monde  se  pressait  
 autour  du  cercueil posé  sur  le  sot ;  chacun  voulait  revoir  pour  la  dernière  fois  le  
 vieux  laboureur.  On  souleva  le  couvercle  du  cercueil,  le  visage  était  voilé,  mais  
 on  avait  laissé  à  découvert  les  mains  brunes,  couvertes  de  hâle.  Toutes  les  
 personnes  présentes  défilèrent  devant  le  cercueil,  se  prosternèrent  en  terre  et  
 baisèrent ces  doigts  honnêtes  qui, durant  toute leur vie,  ne  s’étaient pliés  que  pour  
 le travail ou  la prière. 
 Enfin,  le convoi se remit  en marche,  la  bière  fut  de  nouveau  chargée  sur  les  
 épaules des porteurs qui  se dirigèrent vers le  cimetière. Chemin  faisant,, les  parents  
 et  les  amis  jetèrent  dans  les  buissons,  le  long  de  la  route,  un  tas  de  paille  et  les  
 tessons  d’une  cruche  de  terre,  les  derniers  objets  qu’avait  touchés  le  défunt.  La   
 paille  lui  avait  servi  de  lit,  l’eau  de  la  cruche  avait  lavé  ses membres  raidis  dans  
 l’engourdissement  du  dernier  sommeil. 
 L ’origine  de  cette  coutume  touchante  se  perd  dans  la  nuit  des  temps.  Bientôt  
 assurément,  le  vent  aura  dispérse  la  paille,  les  passants  auront  écrasé  les  
 tessons  et  il  ne  restera  plus  aucun  vestige  sensible  du  vieux  laboureur;  mais  sa  
 modeste  image,  enveloppe  d’une  âme  belle  et  pure,  restera  toujours  entourée  de  
 l’amour  et du  respect  de tous  ceux  qui  ont  vécu près de  lui  et  ont su  l’apprécier. 
 Ceux  qui  .sont  jeunes  aujourd’hui,  devenus  vieux,  parleront  de  lui  à  leurs  
 enfants,  comme  d’un  homme  bon,  honorable  et honnête. 
 La paille  qui  lui  a  servi  de  dernière  couche peut pourrir,  la  cruche  s’émietter  
 en  poussière  ainsi que  les  os  du  laboureur,  mais  l’hpnnête  personnalité  du  vieux  
 Anissimitch  ne  s’effacera  jamais  du  souvenir  des  humbles  amis  à  qui,  sans  le  
 savoir,  il servait  d’exemple.