des précipices, des rochers, des cimes aiguës, des forêts, des sources vives, une
petite rivière, l’Oussa, longue de trente kilomètres, et jusqu’à des aigles ! 11 n’est pas
étonnant que les Gégoulis aient frappé l ’imagination des enfants de la plaine et leur
aient inspiré des légendes et un respect pareil à celui que commandent aux
Hindous l’Himalaya, et aux Français, le mont Blanc.
Les montagnes de la Sibérie et même l’Oural ne sont nullement compris
par les Russes, qui les regardent de travers en passant. L ’entente entre le Russe et
la montagne n’existe pas encore; l ’habitant de la Volga ne. connaît que les
Gégoulis dont la renommée est portée dans toute la Russie par les centaines de
milliers d’hommes qui, chaque année, passent au pied de cette chaîne lilliputienne.
La Russie entière sait que la nature a enfoui dans les petites Gégoulis des
richesses incommensurables : le naphte, lés pierres précieuses, l’argent, For, le sel,
le soufre, le charbon.
Tous parlent des bouéraki (des ravins), des kourgans (tertres}, dont l ’un fat
élevé par 1 armée d Ivan le Terrible; tout le “monde connaît là renommée du
village Perévoloka, situé près de la source de l’Oussa, où les brigands de la Volga
transportaient leurs canots pour prévenir les vaisseaux marchands qui contournaient
la presqu île. Le brigandage dans les Gégoulis n’a d’ailleurs cessé que
depuis peu. En i 83o, le gouvernement se vit forcé d’organiser un demi-bataillon
d’une garde spéciale pour v e ille ra la sécurité du commerce dans ces parages.;
mais le développement des bateaux à vapeur fut le moyen le plus efficace.
Les premiers steamers commencèrent à circuler en 1845, et en Î847 on constate la
dernière attaque de neuf vaisseaux pillés par lès brigands. En 1848, il n’y eut
aucune attaque; le ministre des voies de communication en fut tellement surpris
qu’il se hâta de le faire savoir au gouvernemeht, disant que pareille sécurité né
s’était pas encore vue à Samara.
Que de légendes ont suggérées les brigands fameux, les grands révoltés nés ’
sur les bords de la Volga, Pougatchew et Razine, qui ont soulevé toute la contrée
et menacé jusqu’à la sécurité de l ’empire russe dans sa capitale !
C ’est là qu’est née la légende moscovite que M. Mamine-Sibiriak vient de
ressusciter, et qui nous révèle l ’âme du révolté assassin dans sa criminalité naïve
et pourtant complexe.
Il y a environ soixante-dix ans, une femme âgée, Mme Ragona, habitait
seule, avec une vieille servante, son domaine seigneurial au bord de la Volga, dans
un endroit rendu célèbre autrefois par les excès des jacqueries du féroce rebelle
Pougatchew.
Tard dans la nuit, comme la vieille dame venait de dire sa prière du soir, elle
vit entrer dans sa chambre un vieillard presque centenaire, Antone, renommé
dans tout le pays par sa sainteté et pour ses nombreux pèlerinages dans tous les
monastères et les lieux saints de la Russie. ■
Antone, sans prononcer une parole, dès le seuil de la porte se prosterna devant
la vieille châtelaine et d’une voix suppliante lui dit :
— Barinia, fais sortir ta servante, j’ai un secret à te confier.
Un peu saisie par cette brusque apparition et cette prière inattendue, la vieille
dame répondit :
— Parle, tu peux me dire ce que tu as sur le coeur, ne t’inquiète pas de ma
servante.
— Non, insista le vieillard, dis-lui de se retirer.
La vieille dame congédia à contre-coeur sa suivante, qui eut soin de laisser la
porte ouverte derrière elle.
Lorsque le vieillard se trouva seul avec la châtelaine, il ferma soigneusement
la porte, promena un regard circulaire autour de lui, pour s’assurer que personne
d’autre ne pouvait l’entendre et dit :
-— N’aie pas peur, barinia... je veux seulement te parler de moi... aujourd’hui
m êm e ,j’ai quatre-vingt-dix ans... et quand Pougatchew s’est révolté, je n’avais
que quarante ans.
Au nom de Pougatchew, la vieille dame tressaillit, sa tête toute blanche et
branlante trembla encore plus fort. Elle regarda avec épouvante le vieillard,
se demandant quels aveux elle allait recevoir.
— Cinquante ans ont passé depuis ce jour, continua le vieil Antone... J’ai
visité tous les couvents, j ’ai imploré tous les saints, car Un grand crime pèse
sur ma conscience... et je n’ai pu m’en délivrer... mon âme est déjà exténuée, mon
corps est affaibli... mais mon crime est toujours lourd et cuisant, comme au
premier jour... Il est temps que je meure... la terre refuse de me recevoir... il n’y
a pas de mort pour un pécheur comme moi... pas de repos... parce que mon
crime ne m’a pas été pardonné.
Antone gémit. sourdement, puis, il examina la chambre en silence et reprit,
comme s’il se parlait à lui-même :
—* Oui, c’est bien la chambre où le capitaine des rebelles tenait son quartier
général.
La vieille dame recula de terreur.
— T u ... tu es de ce pays ? balbutia-t-elle d’une voix étranglée.
— J’étais autrefois votre serf... j’étais employé aux écuries du barine, votre mari.
— A h !... tu étais de la bande? cria la vieille dame, et elle voulut appeler au
secours.
— Non, non, n’appelle personne ! implora le vieillard en se laissant tomber à
genoux.
Je ne te ferai aucun mal, maîtresse... je suis venu pour me confesser... te
dire mon crime... je sais qu’il- n’y a pas de pardon pour moi... j ’ai commis un
crime qui né peut être pardonné... mais je ne peux plus garder ce secret...