
 
        
         
		expression,  et  toute  sa  science  consiste  à  savoir  siffler  ou  crier  dia  et  huhau  à  
 propos. Rien  dans  son existence ne  l’invite  à  l’ordre,  à  la  régularité,  au  calme  et  à  
 la réflexion. 
 Un jour il  dort à midi;  à minuit  il  est  cahoté  sur  son  siège  sous  la  pluie  et  le  
 vent; à peine  a-t-il  puisé un  peu  de  soupe dans  sa  cuillère  qu’il  doit  se  lever  de  
 table et  aller  atteler  sa  troïka pour  satisfaire  le  caprice  d’un voyageur pressé. 
 Tout autre  est le  dolgui-isvostchik,  il est  toujours  posé,  jamais  il  ne  se  hâte,  
 tous  ses mouvements sont dignes et mesurés ;  on dirait,  quand il réfléchit,  que toute  
 son attention  est  concentrée  sur un  seul  objet.  11  entretient  avec  son  voyageur  les  
 rapports  les  plus  familiers  et  les plus  cordiaux,  et  pendant  ses longs et  monotones  
 voyages  il  le  domine  entièrement,  si  bien  qu’après  il  est  difficile  de  secouer  son  
 influence. 
 Le voyageur ne réussira  jamais  à lui faire passer la nuit  où  il  n’a pas l’habitude  
 de  relayer,  ou  à  le  décider  à  donner  à  manger  à  ses  chevaux à d’autres  stations  
 que  celles où il. a la coutume  de  s’arrêter.  Depuis  longtemps il a  tracé son itinéraire  
 et  toutes  ses haltes  sont  irrévocablement  fixées  d’avance.  D’ailleurs,  il  ne pourrait  
 pas facilement modifier sa route; dans les auberges qu’il fréquente, il trouve toujours  
 un  oncle Arkhip  ou  un  cousin  Gavrilo  avec lesquels  il a  divers  rapports  commerciaux  
 et  dont  le  crédit  lui  est  plus  précieux  que  le  voyageur que  le  hasard  lui  
 confie. 
 Pendant  de  longues  années  l ’oncle  Arkhip  trace  sur  le  mur  de petites  croix,  
 des bâtons  et des ronds, que lui seul peut démêler et pour lesquels,  le moment venu,  
 l ’isvostchik lui versera  de sa  bourse de cuir graisseux  quelques papiers maculés ou  
 des  poignées  de lourde  monnaie  de  cuivre.  Jamais l’isvostchik  n’abuse  de  la  confiance  
 de  son  créancier ;  n’importe  où  son  destin  l’emporte,  à  la  foire  de Nijni-  
 Novgorod, au  Caucase,  à  Odessa,  il  reviendra  toujours,  guettant une  bonne  occasion  
 qui  le  ramène  dans  ses parages  et  a  la première  bonne  affaire,  il  s’empressera  
 de payer  son  dû. 
 Le  dolgui-isvostchik  a rarement  la passion de l’eau-de-vie, bien  qu’il ne refuse  
 jamais  un petit verre  et même deux,  il les  déguste avec une satisfaction de gourmet,  
 fermant  les  yeux  et  poussant une  exclamation  significative  quand  il  sent  dans  son  
 estomac la chaleur du  spiritueux;  alors  il ne manque pas de remercier  en  citant un  
 proverbe plein d ’à-propos. Il conduit avec encore plus d’entrain. La façon de manger  
 de  l’isvostchik mérite  aussi  d’être mentionnée; il  est  impossible d’énumérer tout ce  
 qu’il  peut  engloutir  dans une  bonne  auberge  s’il  a  les  moyens  de  payer  un  succulent  
 repas. 
 A  peine  a-t-il  avalé  la  soupe  aux  choux  avec  du  lard,  si  bouillante  que  lui-  
 même  semble  en  évaporation,  et  une miche  de  pain  noir  trop  grosse  pour  qu’il  
 puisse  la  tenir  dans  la main,  que  déjà  l’hôtesse  apporte  un  plat  de viande salée,  et  
 de tous  côtés  des mains  calleuses  se  tendent  vers  ce mets,  dénudant  l'os  énorme, 
 et toujours  sans  se  presser, posément,  roulant  chaque morceau de  viande  dans  le  
 sel pilé. Déjà la lape ha (le vermicelle) paraît sur  la  table, pâteuse  comme de la colle. 
 —  Hôtesse,  donne-nous un peu de kwas,  demande un isvostchik  en s’appuyant  
 contre  le  mur  avec  la  pénible  
 sensatiofi  que  la  viande  salée  
 qu’il  vient  d’avaler  ne  passe  
 pas. 
 On  lui  sert  du  kwas  blajif  
 châtre  et  trouble,  qui  a  le  goût  
 d’eau  gâtée,  dans  un  bassin  de  
 cuivre,  vert comme un toit  fraîchement  
 peint ;  il  l’empoigne  
 par  les deux anses,  y   plonge ses  
 lèvres,  ses moustaches,  sa barbe  
 et  même  le  nez,  et  hume  le  
 liquide  à  grandes  lampées.  Le  
 bassin,  d’horizontal,  est  devenu  
 presque  vertical,  et  pourtant  
 l ’isvostchik  ne  lâche  pas  encore  
 Autour  du  samovar. 
 prise;  on  n’entend  qu’ün  bruit  
 d’aspiration  bruyante  et  régulière  à  chaque  gorgée,  pendant  que  déjà  le  voisin  
 tend  la  main  pour  s’emparer  du  récipient.  Lorsqu’il  a  fini  de  boire  et  que 
 d’autres  moustaches,  d’autres  nez  et  
 d’autres  barbes  prennent  à  leur  tour  
 un  bain  de  kwas,  l’isvostchik  pousse  
 un  gros  soupir,  s’essuie  les  lèvres  du  
 revers  de  sa  manche  et  se  met  en  
 devoir  de manger la  lapcha.  Il  semble  
 se  croire  tenu d’avaler  jusqu’aux  dernières  
 miettes  tous  les  plats  que  l’hôtesse  
 place devant lui«! Il ne prend  nullement  
 conseil  de  son  appétit,  mais  
 considère  au contraire  que  c’est à  son  
 appétit  de  se  conformer  à  la  quantité  
 de mets qu’on  lui présente;. 
 'Lorsque  la  lapcha  commence  à  
 l’étouffer  et  qu’il  respiré  encore  plus  lourdement,  il  redemande du  kwas  pour  la  
 faire  descendre,  il  déboutonne  la  ceinture  qui  retient  sa  pelisse  et  se  remet  à  
 déverser  dans  son  estomac,  qui  ne  connaît  pas  la  fatigue,  d’énormes  cuillerées  
 de  cacha (gruau)  arrosées  de  soupe  aux  choux  et  accompagnée  de  croûtes de pain.