« Plus je vois de près notre soldat, écrivait-il à sa femme, plus j’en veux à
ceux qui n’ont pas su le diriger. Il a la force, l’intelligence et la docilité. La
moindre défaite est une honte pour ceux qui ont négligé de mettre à profit cette
force. En apprenant à connaître nos généraux, je remarque qu’il est rare que je
rencontre un homme possédant des connaissances spéciales et qui aime son
métier. La plupart ne connaissent que le côté extérieur de leur profession; ils,
savent caracoler élégamment à cheval, commander : «A droite, à gauche »j mais
c’est tout. En connaissez-vous beaucoup qui se tiennent au courant des progrès
de l’art militaire? Un officier d’un grade'élevé est, à leur avis, un homme qui
occupe la plus agréable des situations et qui a le droit de faire tout çe qui
lui plaît.
« Les plus corrects d’entre eux s’entendent à merveille à conduire leurs
petites affaires privées, à;gérer leurs biens; ils lisent les journaux, les derniers
romans parus, fréquentent les théâtres et, en ce qui concerne leur spécialité, s’en
tiennent à ce qu’ils ont appris à l’école militaire. Le résultat en est que, les Turcs
ont des fusils de plus longue portée, qu’ils mangent d’excellentes galettes e.t du
fromage, pendant que nos soldats manquent souvent même de biscuits. Les Turcs
ont des tentes confortables, hygiéniquement installées, tandis que nos soldats sont
empoisonnés par les émanations de leurs propres -déjections, et il y a des chefs
qui assurent que cet air est très salubre. »
Même sous les yeux du tsar, l’intendance conservait- ses habitudes d’incurie
et de malversation.
Botkine donna plusieurs fois l’ordre qu’on l’appelât auprès des nouveaux
convois de blessés, avant de lés retirer des voitures d’ambulance pour les placer
dans les tentes; mais jamais il ne put obtenir cette satisfaction.
Il fut souvent obligé de recourir à la ruse pour être présent à l’arrivée de ces
douloureux convois, afin de surveiller le transport des blessés.
« La mauvaise foi règne partout, écrit le médecin du tsar, seulement il est
impossible de prendre les gens sur le fait. Hier, en ma présence, ; on commença à
distribuer la soupe aux malades; j’en mangeai une cuillerée, et je trouvai le bortch
si bon, que la fausse honte seule me retint d’en vider plus d’une assiette. Eh bien,
j’en mettrais ma main au feu, ce n’était probablement qu’une soupe de parade,
qu’on ne sert pas tous lés jours aux malades, mais seulement quand on attènd la-
visite de grands personnages. » .
Dans une autre lettre Botkine revient sur l'incapacité de l’administration, qui
est, selon lui, inconcevable; les moyens de communication, la poste, l’intendance,
sont dans un état rudimentaire. On cite des faits qui rendent perplexe tout homme
intelligent. Chacun a ici sous les yeux des prairies couvertes d’herbe touffue, et
personne ne donne l’ordre de la faucher pour préparer du fourrage. De même
nous laissons le blé sécher sur pied, au lieu de le récolter; les' routes ne sont pas