V
Dans le steppe. — La pierre de coquillage. — La cigogne.
Le steppe d’il y a cent ans et d'aujourd'hui. — Physionomie du steppe suivant la saison. — Le « bouran ».
Pris dans la tourmente. — Les mirages. — Les incendies. — Les sauterelles.
O n peut dire que F homme n’a pas encore soumis, le steppe, d’immenses
étendues de terre ne sont pas cultivées, ni même utilisées pour les troupeaux
nomades de moutons.
Les villages sont disposés le long des rives des grands fleuves comme sur- les
artères du pays. Plus on s’enfonce dans le steppe, plus ils deviennent rares, et il
faut les chercher au fond des ravins, partout où se trouve une source ou un puits.
Les habitations sont construites à l’aide de pierres qui formaient autrefois le
fond de l’Océan et qui sont composées de coquillages agglomérés, ces demeures
vides où pullulaient un monde d’êtres vivants, enfouis aujourd’hui dans la
terre.
Les clôtures qui entourent les khati sont faites de joncs tressés ou de pierres
inégales comme les maisons. Des brins de paille apportés par le vent recouvrent
ces murs, et des tas de kissiaks, combustible composé de crotte de cheval, sèchent
au soleil.
Tout près, calme et posée comme une personne qui se sent chez elle, une
cigogne sauvage se promène. Son nid, grossièrement formé de branches et de
feuilles sèches, repose sur le toit de la khata; jamais un habitant du steppe ne
se permettrait d’attenter à sa vie ; on la chérit et on la choie comme une bienfaitrice
qui détruit les serpents et les reptiles ; son nid porte bonheur à la maison
qu’elle a élue pour domicile. Les rustiques demeures du steppe ne sont ni égayées
par ün buisson, ni abritées par un arbre ; en revanche, lés rives du Dniéper et
d’autres grands fleuves abondent en essences fruitières, et l’oeil fatigué de la
monotonie du steppe se repose complaisamment sur la verdure sombre des
îles et sur les fraîches eaux bleues du Dniéper, du Don, du Bourg, du Dniester et
du Danube.
Des millions d’hommes habitent les steppes, depuis les rives du Don jusqu’au
Danube, et profitent de leurs richesses.
Le socle lourd traîné par huit boeufs déchire un sol vierge. Des milliers de
radeaux et de barques sillonnent les grands fleuves, et des millions de pouds de blé
sont transportés jusqu’aux vaisseaux étrangers qui les emporteront au loin. Le
développement des bateaux à vapeur sur les fleuves, l’exploitatiori des mines inépuisables
de sel et des riches mines de charbon combustible, qui dans ces prairies
dénuées de forêts remplace le bois, la culture des jardins, des arbres, de la vigne,
l’organisation des vastes pêcheries, l ’élevage des moutons, des chevaux, des
vaches, du bétail, le forage de puits artésiens, le tracé de nouvelles voies de communication,
tous ces éléments de. la vie du steppe sont encore à l’état rudimentaire
et réclament de grands perfectionnements.
Pourtant dans ces prairies tout se développe avec une rapidité prodigieuse,
car il y a cent ans à peine, dans ces déserts couverts de gigantesques bourians, il
n’existait pas une habitation et maintenant on compte déjà des villes comme
Odessa, Taganrog, Kertch, Sébastopol, Berdiansk... Ce n’est pas sans raison que
les anciens venaient coloniser ces solitudes, et les ruines des villes qu’ils y ont
bâties font,encore aujourd’hui notre étonnement et notre admiration.
Gogol, dans son admirable épopée de Tarass-Boulba, nous a laissé une vivante
et poétique description du steppe primitif, berceau .de la cosaqiierie.
. Tarass conduit ses fils André et Ostap dans la setch, le quartier principal des
cosaques : Depuis longtemps le steppe enveloppait les voyageurs de ses bras
verdoyants ; l ’herbe haute les entourait de tous côtés, les recouvrait entièrement,
ne laissant passer entre leurs tiges vertes que la pointe de leurs bonnets noirs
de cosaques.
Les trois cavaliers, se penchant sur leurs montures, disparurent dans les
hautes herbes que dépassaient leurs grands bonnets de fourrure ; le sillon tracé
dans l’herbe couchée conservait seul la trace de leur marche rapide.
’ Depuis longtemps déjà le soleil s’était levé dans le ciel clair et versait sur les
prairies sa lumière chaude et vivifiante. Toutes les pensées moroses des voyageurs
s’envolèrent et leur coeur devint plus léger qu’un oiseau.
A mesure qu’ils avançaient, le steppe devenait plus beau.
En ce temps-là, tout le midi de la Russie, tout ce pays qui forme aujourd’hui
la Nouvelle-Russie et s’étend jusqu’à la mer Noire, n’était qu’une immense
étendue de terre inculte et verdoyante. Jamais la charrue n’avait passé sur ces
champs infinis de plantes sauvages; seuls les chevaux qui les foulaient aux pieds
s’y enfonçaient comme dans une forêt.
Rien dans la nature de plus beau que ce steppe, une surface sans bornes, un
océan vert et or s’irisant dans ses ondulations de teintes multicolores!
Entre les tiges d’herbes élancées croissaient des bluets, des violettes, un fouillis
de fleurs rouges et bleues ; le genêt hérissait sa crête d’or, le trèfle blanc balançait
ses pompons en forme de parasols, ici et là un épi de blé, venu Dieu sait d’où,
mûrissait dans le tas.