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 Dans le  steppe.  — La  pierre  de  coquillage.  —  La  cigogne. 
 Le  steppe  d’il  y   a  cent ans  et d'aujourd'hui.  —  Physionomie  du  steppe suivant la saison. —  Le « bouran ». 
 Pris  dans  la tourmente.  —  Les mirages.  —  Les  incendies.  —  Les sauterelles. 
 O n   peut  dire  que  F homme  n’a  pas  encore  soumis,  le  steppe,  d’immenses  
 étendues  de  terre  ne  sont  pas  cultivées,  ni  même  utilisées  pour  les  troupeaux  
 nomades  de moutons. 
 Les  villages  sont disposés le  long des  rives  des  grands  fleuves  comme  sur- les  
 artères  du  pays.  Plus  on  s’enfonce dans  le  steppe,  plus ils  deviennent  rares,  et il  
 faut  les  chercher  au  fond  des ravins, partout  où  se  trouve  une source ou un puits. 
 Les  habitations  sont  construites  à  l’aide de  pierres  qui  formaient  autrefois  le  
 fond  de  l’Océan  et  qui  sont  composées  de  coquillages  agglomérés,  ces  demeures  
 vides  où  pullulaient  un  monde  d’êtres  vivants,  enfouis  aujourd’hui  dans  la  
 terre. 
 Les  clôtures qui  entourent  les khati  sont  faites  de  joncs  tressés  ou de pierres  
 inégales comme  les maisons.  Des  brins  de paille  apportés  par  le  vent  recouvrent  
 ces murs,  et des  tas de kissiaks,  combustible  composé de  crotte de  cheval,  sèchent  
 au  soleil. 
 Tout  près,  calme  et  posée  comme  une  personne  qui  se  sent  chez  elle,  une  
 cigogne  sauvage  se  promène.  Son  nid,  grossièrement  formé  de  branches  et  de  
 feuilles  sèches,  repose  sur  le  toit  de  la  khata;  jamais  un  habitant  du  steppe  ne  
 se permettrait  d’attenter  à  sa  vie ;  on  la  chérit  et  on  la  choie  comme  une bienfaitrice  
 qui  détruit  les  serpents  et  les  reptiles ;  son  nid porte  bonheur  à  la  maison  
 qu’elle  a  élue pour  domicile.  Les  rustiques  demeures  du  steppe ne sont  ni  égayées  
 par  ün  buisson,  ni  abritées  par  un  arbre ;  en  revanche,  lés  rives  du  Dniéper  et  
 d’autres  grands  fleuves  abondent  en  essences  fruitières,  et  l’oeil  fatigué  de  la  
 monotonie  du  steppe  se  repose  complaisamment  sur  la  verdure  sombre  des  
 îles et sur  les  fraîches  eaux  bleues du Dniéper,  du Don,  du  Bourg,  du  Dniester  et  
 du  Danube. 
 Des millions  d’hommes  habitent  les  steppes,  depuis les  rives du Don  jusqu’au  
 Danube,  et profitent de  leurs  richesses. 
 Le  socle  lourd  traîné par huit  boeufs  déchire  un  sol  vierge.  Des  milliers  de 
 radeaux et de barques  sillonnent les grands fleuves, et  des  millions de  pouds de blé  
 sont transportés  jusqu’aux  vaisseaux  étrangers  qui  les  emporteront  au  loin.  Le  
 développement  des bateaux à vapeur sur  les fleuves,  l’exploitatiori  des mines  inépuisables  
 de sel  et  des  riches mines  de  charbon  combustible,  qui  dans  ces  prairies  
 dénuées de forêts  remplace  le  bois,  la  culture  des  jardins,  des  arbres, de la  vigne,  
 l’organisation  des  vastes  pêcheries,  l ’élevage  des  moutons,  des  chevaux,  des  
 vaches,  du  bétail,  le  forage de  puits artésiens,  le  tracé  de  nouvelles  voies  de  communication, 
   tous  ces  éléments  de. la  vie  du  steppe  sont  encore  à  l’état  rudimentaire  
 et  réclament  de  grands  perfectionnements. 
 Pourtant  dans  ces prairies  tout  se  développe  avec  une  rapidité  prodigieuse,  
 car il  y   a  cent  ans  à  peine,  dans  ces  déserts  couverts  de  gigantesques  bourians,  il  
 n’existait  pas  une  habitation  et  maintenant  on  compte  déjà  des  villes  comme  
 Odessa,  Taganrog,  Kertch,  Sébastopol,  Berdiansk...  Ce  n’est  pas  sans  raison  que  
 les  anciens  venaient  coloniser  ces  solitudes,  et  les  ruines  des  villes  qu’ils  y   ont  
 bâties font,encore aujourd’hui  notre étonnement  et notre  admiration. 
 Gogol,  dans son admirable épopée de  Tarass-Boulba, nous  a laissé une  vivante  
 et  poétique description  du  steppe  primitif,  berceau .de  la  cosaqiierie. 
 .  Tarass  conduit  ses fils André  et  Ostap  dans la setch,  le  quartier  principal des  
 cosaques  :  Depuis  longtemps  le  steppe  enveloppait  les  voyageurs  de  ses  bras  
 verdoyants ;  l ’herbe haute  les  entourait  de  tous  côtés,  les  recouvrait  entièrement,  
 ne  laissant  passer  entre  leurs  tiges  vertes  que  la  pointe  de  leurs  bonnets  noirs  
 de  cosaques. 
 Les  trois  cavaliers,  se  penchant  sur  leurs  montures,  disparurent  dans  les  
 hautes  herbes  que  dépassaient  leurs  grands  bonnets  de  fourrure ;  le  sillon  tracé  
 dans  l’herbe  couchée  conservait  seul  la trace  de  leur marche  rapide. 
 ’  Depuis  longtemps déjà  le  soleil  s’était  levé  dans  le  ciel  clair  et  versait  sur  les  
 prairies  sa lumière  chaude et vivifiante.  Toutes les  pensées moroses des voyageurs  
 s’envolèrent  et  leur  coeur  devint  plus  léger  qu’un oiseau. 
 A   mesure  qu’ils  avançaient,  le  steppe  devenait  plus beau. 
 En  ce  temps-là,  tout le midi  de  la Russie, tout  ce  pays  qui forme aujourd’hui  
 la  Nouvelle-Russie  et  s’étend  jusqu’à  la  mer  Noire,  n’était  qu’une  immense  
 étendue  de  terre  inculte  et  verdoyante.  Jamais  la  charrue  n’avait  passé  sur  ces  
 champs  infinis  de plantes  sauvages;  seuls  les  chevaux  qui  les  foulaient  aux  pieds  
 s’y   enfonçaient  comme  dans  une  forêt. 
 Rien  dans  la nature de  plus  beau  que  ce  steppe,  une  surface  sans  bornes,  un  
 océan  vert  et  or  s’irisant  dans  ses  ondulations  de  teintes multicolores! 
 Entre  les tiges  d’herbes  élancées croissaient des  bluets,  des violettes, un fouillis  
 de  fleurs  rouges  et  bleues ;  le genêt  hérissait  sa  crête  d’or,  le trèfle  blanc  balançait  
 ses  pompons  en  forme  de  parasols,  ici  et là  un  épi  de  blé,  venu  Dieu  sait  d’où,  
 mûrissait  dans  le  tas.