
 
        
         
		3o  ;  RUSSIE. 
 éclataient des  taches  de  lumière d'autant  plus  aveuglantes  qu’elles  étaient  cernées  
 d’ombres  bleuâtres.  Les  cimes  des  arbres isolés  épars  dans  la  vallée semblaient de  
 loin  des îlots  d’or dans une mer  bleue. 
 Au milieu  de ce  contraste  d’ombre  et  de  lumière  ressortait  la rue  du  village  
 sous  une  clarté  dure;  les  rayons tombaient  tous sur  un côté  de  la  rue  et  transformaient  
 en  flammes  les  carreaux  des  isbas ;  on  aurait  pu  croire  que  dans  chaque  
 maison brûlait un bûcher,  des points noirs traversaient sans cesse la rue;  les ombres  
 prolongées  qui  s’allongeaient  derrière les  hommes exagéraient ce mouvement. 
 —  Dépêche-toi,  dépêche-toi,  disait  la  femme  de  Saveli  sans détacher  les yeux  
 du village. 
 Elle  voulait  ajouter  quelque chose, mais  elle  s’interrompit pour  indiquer  d’un  
 geste  expressif les isbas et  courut  vers le pont. 
 Saveli n’eut pas l’air de remarquer le geste de sa femme, ni d’entendre ses paroles,  
 ni  de  s’apercevoir qu’elle venait  de  nous  quitter.  Sa  tête  restait  toujours  baissée ;  
 les  yeux dont  les sourcils  tremblaient  regardaient  la  terre.  Dans toute  sa personne,  
 qui  semblait se mouvoir machinalement,  on  devinait une  seule  pensée  qui  écartait  
 tout  ce  qui  ne se  rapportait  pas  au  sujet  de  sa  préoccupation.  Mais à mesure  qu’il  
 approchait du  but  auquel  il  tendait,  il  hâtait le  pas. 
 Il  entra  dans  le  village  au  moment  où  l’on  faisait  rentrer  les  vaches.  Elles  
 couraient  dans  la  rue  et  augmentaient  l’agitation  qui  régnait.  Des  femmes,  des  
 enfants,  des  jeunes  filles  le  croisaient  à  tout  instant,  courant  sans  cesse,  comme  
 si  l’on  venait  tout à  coup  de  leur  ouvrir  la  porte  après  une longue  captivité.  Elles  
 suivaient toutes  le côté éclairé  du  village et se dirigeaient vers l’isba devant  îaquelle  
 se pressait la foule. 
 Les cris  des  vieilles femmes qui faisaient rentrer le bétail, joints au piétinement  
 des troupeaux mugissants  et bêlants,  couvraient la rumeur de la rue et empêchaient  
 d’entendre,  si  ce  n’est à de  rares intervalles,  des sanglots continus qui s’échappaient  
 de  l’autre  bout de  la maison. 
 —  Saveli, laisse les  chevaux !  le vieux se meurt ! dit vivement la femme du jeune  
 moujik. Et  elle  disparut. 
 Saveli  accéléra le pas ;  un bruit de sanglots, de pleurs, de  cris déchirants montait  
 de  l’isba.  Lorsque Saveli approcha  de la maison, tout  le monde se  tut  et tourna  
 sur lui des  regards  curieux.  Sous l’auvent de la porte  une  demi-douzaine  de  brebis  
 et  deux vaches  se  pressaient  l’une contre  l ’autre;  dans  la confusion du moment,  on  
 les  avait oubliées. 
 Saveli  arrêta  les  chevaux  et  voulut  leur  retirer  le  harnais,  mais  un  sanglot  
 désespéré jaillit de  la  chambre  et anéantit  tout ce qui  lui  restait  encore  découragé;  
 ses mains  retombèrent,  il  branla la  tête  d’un mouvement plein  d’angoisse  et entra  
 dans  l ’antichambre  par  la  petite  porte.  La  foule  s’écarta  devant  lui  avec  un  
 empressement  visible. 
 Le  vestibule  était  bondé  d’hommes  et  de  femmes  en  larmes.  Du  milieu  des  
 lamentations traînantes  s’élevait  parfois un  sanglot  qui perçait  le  coeur,  comme  un  
 couteau. 
 Dans  la  chambre du malade,  la  foule  était  encore  plus  compacte,  pas  moyen  
 de  m e t t r e  un pied devant  l’autre.  Il  y   avait  des  femmes,  leur  nourrisson  au  sein,  
 jusque  sur  les  bancs ;  le  poêle  et  les  soupentes  étaient  couverts  d’hommes  et  de  
 femmes  qui  se serraient contre  lé mur.  Le  bruit des  sanglots était  si  fort qu’il  était  
 impossible  de  se  faire  entendre, même en élevant  la  voix  pour  parler à  l’oreille  de  
 quelqu’un. 
 On  ne  voyait  que  des  visages rouges et  boursouflés, des  yeux  à  demi  fermés,  
 des  bouches  ouvertes  d’où  sortaient  
 des cris perçants. Les femmes  
 pour  la  plupart  se  tenaient  embrassées, 
   la  tête  sur  l’épaule  l’une  
 de l’autre, et se balançaient, accompagnant  
 d ’un  mouvement  rythmique  
 la  plainte  cadencée  de  leur  
 douleur. 
 Le  paysan  russe envahit ainsi  
 la  chambre  du  moribond  et  la  
 remplit  de  cris  déchirants  pour  
 témoigner  son  attachement  et son  
 respect  à  l’agonisant,  sans  se  douter  
 qu’il  trouble  aussi  le  calme  de  
 f - 1   M   
 ■  M L   /liiiX  ri JWÀ  S 
 i m 
 r 
 \  /;.j il («Ma 
 ses  derniers  instants  et  augmente  
 certainement  ses  souffrances.  Cet  
 Charpentiers. 
 usage,  si  contraire  à  l’observation  
 dés  lois  de l’hygiène,  s’explique  par le  fatalisme  du  moujik.  La vie  ne l’a  pas  gâté;  
 il  ne  sait pas  se tranquilliser par  de  vaines  espérances ; il  s’abandonne  à  sa douleur  
 sans  raisonner,  et c’est pourquoi  le  malheur  lui  semble  inévitable.  Il  ne  lutte  pas  
 pour  s’en  délivrer,  il  courbe  la  tête et pleure. 
 Le moribond  était  étendu  dans le  coin  le  plus sombre de l’isba, un  cierge jaune  
 collé  à  l ’icône  jetait  sur  lui  une  faible  clarté,  ses  genoux  saillaient  de  sa  couche  
 formant un  angle  rigide. 
 La  femme  du laboureur,  aussi vieille que lui,  était  assise  aux pieds du malade.  
 Elle avait les  bras passés  autour du  cou  de  ses  deux  filles mariées,  qui  pleuraient  
 éperdument;  de temps  en  temps  elle  laissait  retomber  sa  tête  sur  l’épaule de  l’une  
 ou  de  l’autre.  Le mouchoir qui  lui  servait de  coiffure  jetait une  ombre  épaisse sur  
 son  visage; un  faible sanglot sortait par intervalles de la poitrine creuse  de la vieille  
 femme ;  elle semblait mourante elle-même.