Dieu sans doute m’abandonne et je dois porter ma croix... Si je reconnaissais le
pouvoir du tsar, je manquerais à Dieu. »
Un grand nombre de sectaires s’en tiennent à cette protestation ; simples
vagabonds, ils errent sans cesse du gouvernement de Vologda à celui de Viatka,
trouvant que c’est péché d’avoir un domicile fixe, des liens de parenté et de vivre
dans le calme et la paix tant que dure le règne de l’Antéchrist. D’autres, plus
exaltés, finissent par sentir le besoin de terminer cette misérable vie terrestre par
un martyre éclatant, un sacrifice volontaire, offert au Christ pour appeler sa miséricorde
sur les survivants, afin qu’il les délivre du règne de l ’Antéchrist.
Le sacrifice, du reste, est toujours collectif. Lorsqu’un bégoun atteint ce dernier
degré de la folie, il cherche à communiquer sa foi aux autres et à leur révéler
l’étrange volupté qu’il ressent à l’idée de se donner la mort pour’ servir la grande
cause du Christ luttant contre l’Antéchrist. N’est-il pas étrange et douloureux
de constater qu’ils trouvent souvent des cerveaux faibles ou détraqués qui se lais-
sent convaincre.
Parmi les prosélytes de ces farouches sectaires, on trouve parfois des gens
•d’une situation aisée,, qui cependant cèdent aux sollicitations des bégouni et
consentent à s’emmurer avec eux ou à së brûler vifs, à leur choix.
L ’histoire du bégoun Assaffi est particulièrement-concluante. Il y a une-dizâine
d’années, il décida une quinzaine de paysans et de' paysannes'du village de Savino,
au nord de la Russie, à s’immoler avec lui. De, caractère docile, il se montra très
bon travailleur jusqu’au jour où il fut appelé sous les drapeaux. Dès qu’il sé vit
enrôlé dans l’armée, il déserta et se réfugia dans les forêts du gouvernement d’Olo-
netz. Il changea son nom de Stéphan contre celui de moine Assaffi, et de loin en
loin il fit de rares apparitions dans les villages pour prêcher les théories du bégoun
et pour mieux dissimuler à la police, sous ses habits sacerdotaux très fantaisistes,
sa véritable identité. Il portait, en guise de soutane, une robe de femme boutonnée
de' côté. Assaffi marquait sa préférence au village de Savino et y prêchait
que. tous les hommes sont des adorateurs du veau d’or, qui oblige les humains,
à s’agenouiller devant lui, et que le seul moyen d’échapper à sa domination était
de s’enfuir au milieu des forêts et de se réfugier dans les cavernes des collines, qui
entourent Savino.
La prédication d’Assaffi porta ses fruits; un jour, on constata, la disparition de
quatre familles, de quatorze personnes, habitant Savino et les villages voisins.
Parmi eux se trouvaient des hommes de quarante et de cinquante ans, des jeunes
filles de dix-huit ans, et même de petits enfants de quatre et de deux ans.
Dans la maison d’un adepte, le nommé Startzeff, on découvrit sur l ’armoire
qui renfermait les icônes, trois feuillets de papier scellés avec de la cire et couverts
d’une fine écriture serrée en slavon d’église. Le pope fut appelé pour déchiffrer ce
document et lut à haute voix ce qui suit :