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 doux,  voué  à  l’agriculture,  tels  que  nous  apparaissent  encore  aujourd’hui  les  
 aborigènes  de  ces  régions.  Il  ne  faut  ni  beaucoup  d’érudition,  ni  beaucoup  de  
 recherches  pour  reconnaître  que  les  Polianes  et  les  Petits-Russiens  d’aujourd’hui  
 sont  un  seul  et même  peuple  agriculteur  qui  n’a  pas  changé  de  vie  et  de  physionomie  
 pendant  au moins  douze  siècles. 
 En  abordant  la  Petite-Russié,  on  est  frappé  d’abord  par  l’esprit  de  paix  et  
 d’immobilité  qui  règne dans ce  pays  d’antique  population rurale.  Le  caractère de  
 ce  sol,  qui  de  temps immémorial a  nourri  et  continue  à  nourrir  des  centaines de  
 générations  de  même  souche,  se  reflète  aussi  dans  l ’âme  de  ses  enfants,  calmes,  
 posés,  et  dont  toutes  les  coutumes,  toutes  les  légendes,  toutes  les  chansons  sont  
 empreintes  de la vie  séculaire du  laboureur. 
 Dans  la Grande-Russie,  qui  a  presque  sous  nos  yeux  défriché  ses  immenses  
 forêts  et  desséché  ses  marais,  l’agriculture  joue  aussi  un  rôle  important;  m aisi  
 comme nous  l’avons  vu,  l’industrie  et  surtout  le  commerce y   ont  toujours  été  en  
 honneur.  Le Grand-Russien  n’est pas attaché  à  sa terre comme  le Petit-Russien,  il  
 abandonne  facilement  son  village  et même  sans  espoir  d’y   retourner.  Émigrer à la  
 recherche  «  des  fleuves de  lait  aux  rives  de  kissel1  »  est  tout  son  idéal;  le  Petit-  
 Russien  encore  maintenant  ne  voit  pas  sans  étonnement  un  oféni venir  du  Nord  
 lointain pour vendre  aux  jolies paysannes  des  bords du Dniéper des  colliers  et des  
 colifichets. 
 Tandis que le  fils  de Moscou se  distingue par un  visage  franc, mobile,  ouvert,  
 souvent  éclairé par un  sourire, le  fils  de Kharkoff a  le teint  brun, les  traits  accusés,  
 les cheveux noirs et  lisses,  l ’air  réfléchi,  le ton  grave.  Le  Petit-Russien parle  lentement, 
  mesure  ses  paroles, ne dit pas deux mots quand un .seul  suffit,  et pourtant  sa  
 conversation  est  pleine  d’humour  et  d’un humour  profond.  Quand  il  s’amuse,  le  
 masque  reste  impassible,  les  yeux seuls  sourient et  reflètent  son  intime pensée. 
 L e  Grand-Russien parle  avec  volubilité,  le  geste  exubérant,  et  plaisante  pour  
 le plaisir de  rire.  Le  Petit-Russien  est  flegmatique,  le  Grand-Russien  est  sanguin;  
 cette  opposition  de  tempérament  se  manifeste  également  dans  la  manière  de  
 travailler  de  ces  deux  frères  slaves  si  peu semblables. 
 Le Petit-Russien  a  le travail  silencieux  et  posé,  il  est  tout  à  son  affaire  et  ne  
 passe pas facilement d’une  chose  à l’autre.  Le Grand-Russien  allège  son  travail  par  
 des chants,  il aime le changement  et  son activité se  complaît  à  mener  de  front plusieurs  
 besognes; aussi, tandis  que le Petit-Russien est embarrassé dès qu’on l’arrache  
 à  ses travaux  champêtres,  le Grand-Russien est propre  à  tous les métiers  :  il  peut  
 conduire  la charrue  et  se montrer habile  batelier,  bon pêcheur  et  non moins apte à  
 l’industrie;  ingénieux  et  adroit,  il  sait  se  créer  des  occupations  sous  toutes  les 
 i .  Mets  très  estimé qui  se mange  avec  du  lait. 
 latitudes.  Par  contre,  j’ai,  yu  des  Petits-Russiens  habiter  Paris  quinze  ans  sans  
 apprendre  le  français,  et  qui  se  sentent  toujours  dépaysés  dans  la  seconde patrie  
 qu’ils,,  se  sont  choisier 
 Le  Petit-Russien  trouve son  grand  frère  russe  agité  et un peu  sujet  à  caution,  
 il  reste  toujours  sur  la réserve  et  la défensive en sa présence;  ses proverbes  en font  
 foi : « C ’est un excellent homme, dit-il du Grand-Russien, mais  il  n’en est pas moins  
 un Moscal ! » —  « T u  peux être ami du Moscal, mais tiens une pierre dans ta poche. » 
 Le Grand-Russien  a  conscience  de sa  force  et  de  sa  suprématie  historique ;  il  
 traite  le  Petit-Russien  en  enfant et  s’amuse  volontiers  à  ses  dépens,  en  racontant  
 des  anecdotes  drolatiques  où  il le représente  bon,  naïf  et  un peu  simple.  L ’histoire  
 explique  la méfiance du  Petit-Russien ;  son  honnêteté  est proverbiale ;  ce n’est que  
 dans  ces  derniers  temps  qu’il  a  pris l’habitude  en  allant aux  champs d’emporter  la  
 clef  de  sa khata; les  vols sont  très  rares  dans  son  pays, et  si  l’on  n’y   enterre plus  le  
 vôleur  tout  v if  avec  le  fruit  de  son larcin,  l’opinion  le  flétrit  avec  une  rigueur  
 impitoyable.  . 
 Le  Petit-Russien n’a  pas même  l’équivalent  du  mot  voleur dans  sa  langue ;  il  
 lui substitue le terme de  brigand, montrant ainsi qu’il ne fait  aucune différence entre  
 un  crime  et un  délit. 
 La  commune  petite-russienne,  la  gromada,  diffère  du  mir.  Le  Petit-Russien  
 reste toujours  le maître absolu de son  lopin et ne permet  jamais à la commune  d’intervenir  
 dans  ses  affaires  privées.  Il  a  l’habitude  de  partager  de  son  vivant  son  
 bien  entre  ses  enfants.  Après  la mort  des  parents,  les  frères mariés  ne  vivent  pas  
 ensemble ;  les  liens  de parenté  prédisposent  peu  les  Petits-Russiens  au  dévouement  
 et à la solidarité ;  au  contraire,  souvent on voit parmi  eux  des  hommes  doux  
 et  confiants  avec  leurs  amis  vivre  en  lutte  continuelle  avec  leurs  parents;  les  
 querelles  de famille y   sont  très  fréquentes à  tous  les  degrés de la hiérarchie  sociale. 
 Cette  tendance  à  l’individualisme  est  si  forte  chez  les  Petits-Russiens  que  les  
 parents  très  rapprochés,  pour conserver de  bonnes  relations,  doivent  se  séparer  et  
 se  voir  le moins possible.  La  notion  du  devoir  est beaucoup  plus  développée  chez  
 le Grand-Russien  que chez  le Russe  du  Midi.  Ce  n’est pas  dans  le  pays  de Tarass-  
 Boulva  que Tolstoï  et Dostoïewski ont trouvé  les  modèles  de leurs  héros  toujours  
 prêts  à  se  dévouer  et  à  s’immoler pour  le  bien  général. 
 Grande aussi  est  la  différence  entre  la poésie  des  deux  peuples ;  les  chansons  
 grandes-russiennes célèbrent surtout la  force et  la  volonté, l’intrépidité, la hardiesse,  
 l’orgie,  en un mot,  les crises  violentes de  l’âme;  c’est pourquoi  le Moscovite  affectionne  
 les  chansons de  brigands.  Cette poésie  souvent  s’envole  dans  les  régions  de  
 la  fantaisie et  du  rêve,  et  les  souvenirs  historiques  se  transforment  en  épopées. 
 La  poésie  des  habitants  du Dniéper,  au contraire,  se tient plus près de la réalité  
 et  la part  de  la  nature  dans  leurs  chansons  est  beaucoup  plus  considérable  que  
 dans celles  des Grands-Russiens.