IV
L’ « Oféni » (le colporteur). — Devant le ballot. — Curieuse origine du nom d’Oféni. — Organisation du
crédit des marchands ambulants. — Leur manière, d’entendre le commerce.
T E voyageur qui suit les grandes routes, ou même les chemins vicinaux de la
L Russie, est certain de rencontrer d’infatigables marcheurs, portant sur leurs
robustes épaules d’énormes ballots noirs, retenus par de solides courroies.
Parfois, cheminent, côte à côte, un petit homme trapu et fortÿioujoufs >yêtu
de noir, et un cheval qui traîne tout un chargement de marchandises sur un char,
soigneusement recouvert d’une bâche.
Dès que le colporteur arrive dans un village, il s’empresse d’étaler, devant une
centaine de paires d’yeux de femmes et d’enfants, des cretonnes de* couleurs éclatantes,
des indiennes et du calicot jaune ; à peine- a-t-il déballé ces objets de
.convoitise, qu’une jeune femme, le visage en feu, essaye un collier de perles p lu s .
rouges que ses- joues et qu’une jeune fille marchande modestement un ruban criard
et des boucles d’oreilles dont le verre brille au sdleil comme des émeraudes. Un
snob de village bouquine et arrête son choix sur ce titre affriolant : Gouak, ou la
Fidélité à toute épreuve, pendant que son camarade s’empare d’un harmonica et
joue des airs de danse.
Une vieille, toute ratatinée, se faufile dans le second rang des paysans qui font
cercle autour du colporteur, et lui tend, par-dessus l’épaule maigre d’une fillette, un
peloton de fil grossier, le priant de l’accepter en payement de l’icône de saint
Kosma le Juste ; puis elle raconte, d’une voix enrouée, qu’elle a fait,s§rment devant
le saint d’échanger contre son image le fil qu’elle a tissé.
Persontie ne 1’écoüte,'.' pn s’intéresse- beaucoup plus' aux négociations d’un
riche villageois en train de s’acheter une ceinture.de^ie;
; ' Alors, la main dans la maüÎJ s’écrie le gros bonnet d’une voix fermg et
assurée.
— Daignez ajouter encore cinquante copeeks, répond le colporteur en saluant
bas. Le Christ m’est témoin que je gagne à peine vingt-cinq côpecks !
Oh ! assez mentir, grosse barbe, je suis sûr que tu me chipes un rouble.
— Si je volais des roubles, je serais'dëjà établi marchand à Moscou, répond le
colporteur en riant et en clignant malicieusement des yeux.
— Eh bien, partageons le péché par moitié, je te donne encore vingt-cinq
rnnecfcs reprend l’acheteur tenant toujours la ceinture qu’il a choisie.
Pendant ce temps,; des gamins rôdent autour des pains d’épice, ornés de beaux
d e s s i n s blancs, et ils essayent les sifflets taillés sous forme d’oiseaux extraordinaires,
de chevaux à deux jambes et de bêtes apocalyptiques. j
Une femme entre deux âges, refoulant la marmaille à coups de coude, emporte
u n e cuvette de bois de toutes les couleurs du prisme
et un mouchoir à raies bleues sur fond noir.
Le colporteur continue de déballer les loubo-
tchhia kartini, sorte d’images d’Épinal russes qui,
représentent des personnages mythologiques placés
côte à côte avec les généraux Ermoloff et Skobeleff,
et en face les tourments des pécheurs en enfer yâ
puis, il sort de la vaisselle de bois peinte et tout
près des caramels en papillotes satinées ; ensuite
tourbillonne un arc-en-ciel de rubans, pendant que
des bagues dorées voisinent avec les icônes pieusement
enveloppées.
Le colporteur porte un nom différent dans les
diverses régions de l’empire russe: en Petite-Russie,
on l’appelle encore le Variague (le Normand); dans
le Nord, on le désigne simplement sous le nom de
marchand; en Sibérie, il est nommé le sousdall;
les colporteurs eux-mêmes s’intitulent masik, mais
l’appellation générale qui leur est restée, et sous
laquelle ils sont connus partout, est celle à’oféni.
L ’origine de ce nom mérite d’être approfondie;
selon les uns, oféni vient àüOfen; les premiers, colporteurs
étaient des Hongrois venus de cette ville;
Marchand de boubliki.
une.autre tradition fait remonter ce nom à Athènes,
en russe Afini; et, en effet, au xve siècle un grand
nombre de Grecs ont émigré en Russie, où ils ont fait du commerce, et la ville
chère à Minerve serait ainsi restée la marraine des colporteurs russes.
Cette hypothèse semble justifiée par le fait qu’on trouve beaucoup de mots
grecs dans l’argot des oféni. De nos jours ils se recrutent principalement dans le
gouvernement de Vladimir, ils se sont tout à fait séparés des paysans et, par leurs
vêtements, leur langage et leurs manières, forment un clan à part.
Leurs maisonnettes dans les villages se distinguent nettement des isbas des
moujiks par leur coquetterie : très proprettes, ornées, avec, aux fenêtres, des rideaux
et des fleurs.