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 qu’il  y   a  peu. de  malades.  N os.officiers. me  seraient  encore  plus  sympathiques,  
 si plusieurs d’entre eux  avaient un peu moins la  passion  des  croix ;, ce trait refroidit  
 beaucoup mon  enthousiasme  pour  eux.  Par  contre,  nos  soldats  sont  des  héros  de  
 la  bonne  sorte,  ils  ne  se  laissent pas  aller  au  découragement,  se  contentent de  leur  
 kacha  (soupe  au  gruau)  et  trouvent  le  mot  pour  rire  au  milieu  des  circonstances  
 les  plus  graves. Quand  une  balle  s’égare  dans  le  chaudron  où  mitonne  la  soupe,  
 ils  s’écrient  :  —   Les  Turcs  nous  envoient  du  sel !  » 
 On  vint  annoncer  à  Botkine  l’approche  d’un  convoi  de  cent  soixante-neuf  
 blessés.  Il  courut  aussitôt  pour  les  voir  à  l’arrivée,  non  levés,  exténués  par  un  
 voyage  de  quarante  kilomètres,  effectué  en  charrette  turque,  par  des  chemins  
 impraticables.  L ’impression  fut  douloureuse  même  pour un  homme  que  sa  profession  
 mettait  souvent  en  contact  avec  des  moribonds.  Il  n’est pas  facile  de  supporter  
 les  cahots  de.  la  route,  lorsqu’on  a  la  poitrine  perforée  ou  les  fémurs  
 brisés.  Un  des  blessés,  atteint  à  la  poitrine,  agonisait  déjà;  un  malade,  de  la  
 fièvre  typhoïde,  se  mourait  à  côté  de  lui.  En  entendant  les  gémissements  de. ces  
 hommes,  en  voyant  combien  ils  souffraient  de  leurs  blessures,  du  soleil,  de-fa-  
 fatigue,  des  secousses  du  trajet,  Botkine  ne  put  retenir  ses  . larmes.  Plusieurs  
 blessés  avaient  jusqu’à trois  plaies,  la  plupart  produites par des  armes à  feu.  Huit  
 d entre  eux  avaient  subi  l’amputation;  il  fallut  quatre ambulanciers  pour soulever  
 chaque  blessé;  néanmoins,  l’installation  de  ces  cent  soixante-neuf  malades  fut  
 effectuée en une heure. 
 Un trait commun  à  tous  les blessés, c’est  qu’au milieu de  leurs Souffrances,  iis  
 pensaient  à  leurs  chétives  hardes,  se  préoccupant  de’les  emporter,, se  remuant  et  
 tendant  la  main  pour  les  atteindre  et  ne  s’abandonnant  aux  bras  des  infirmiers  
 que  lorsqu’ils  avaient  acquis  la  certitude  que  rien  ne  serait  oublié.  Dans  le  sac  
 d’un  des  blessés,  Botkine  entendit  glousser une  poule  que  le  soldat  avait  gardée  
 comme  compagne  de route jusqu’au  lazaret. 
 Le  médecin  du  tsar .se  répand  en  louanges  sur  la patience,  la  douceur  et  lei  
 courage  de  ses  malades ;  il  admire  surtout  le  sentiment  de  solidarité  qui  régnait  
 entre  eux.  Il  fut  très  touché  de  voir  comment  ils  s’entendaient  à  se’  consoler  
 mutuellement,  en  se persuadant qu’ils  avaient  repoussé  l’ennemi.  Un  soldat,  sous  
 1 influence  du  chloroforme,  ne  cessait,  dans  son  délire,  de  parler  de  ses  adversaires  
 :  «  C ’est  le  nôtre,  le  nôtre;  par ici, par  ici !  » 
 Enfin,  il  entonna  un  chant  guerrier  et  ne  se  tut  que  lorsque  le  sommeil  
 s’empara  irrésistiblement  de  lui.  On  apportait  les  blessés  avec  leurs  armes,  et  
 souvent la première pensée  du malade,  à peine  conscient, était de  dire  : «  Où  avez-  
 vous mis mon  fusil ?  » 
 Comme  Tolstoï, dans  son  immortel  ouvrage  de  Guerre  et Paix,  Botkine  nous  
 présenté  un  triste  tableau  de  l’état-major et  de  l ’intendance : 
 SA IN T-PÉTERSBO UR G.  —  LE  MANÈGE  DE  LA  GARDE.