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 avec  leur  gouvernement,  juifs  désireux  de  se  soustraire  au  service militaire,  sujets  
 du  sultan  qui  tiennent  à-conserver  leur  tête  sur  leurs  épaules,  Bulgares  à  qui  la  
 main  d un  StamboulofF a  semblé  trop  lourde,  Roussines  qui  veulent  échapper  à  
 l ’exploitation des  « pans »  polonais de la Galicie. 
 La  Bessarabie est  choisie par tous, ces réfugiés,  d’abord parce qu’aucun  cordon  
 militaire  ne  peut  prévaloir  contre  la  frontière  danubienne,  toute  en  marécages,  
 ensuite  parce  qu’elle  se  trouve  à proximité  de  quatre États  :  la Russie,  l’Autriche,  
 la Roumanie  et  la  Bulgarie,  dont  un  au  moins  sera  toujours  disposé  à  faire  bon  
 accueil  au  fugitif que  ses  voisins  auront  repoussé. 
 Il  serait  donc  puéril  de  chercher  e n . Bessarabie  une  population  homogène  
 autochtone  et  capable de produire  une civilisation  qui  lui  soit propre. 
 La plupart des habitants sont des Fanariotes venus avec les  gospodars grecs  qui  
 affermaient  le pays au  sultan.  Après  les Grecs  sont  venus  les juifs, puis  des  nationalités  
 qu’il  est  impossible  de  se  figurer  ailleurs  :  Allemands  sujets  français,  
 Français  sujets prussiens,  Arméniens  venant  de Galicie,  Polonais,,  etc. Enfin“ on  y  
 voit  des  Tziganes  enrichis,  dont  les  ancêtres,  au  su  des  plus  vieux  -habitants,  
 étaient  des  voleurs  de  chevaux,  mais  qui  ont  été  récemment  promus  membres  
 de  la  noblesse.  Du,  reste,  rien  n’est  plus  facile  que  de  devenir  noble  en  Moldavie  
 ,  comme  autrefois  en  Russie  et  actuellement  en Roumanie;, on  peut s’y  procurer  
 des parchemins  conférant  des  quartiers de noblesse dans les prix doux. 
 11 n’est pas  surprenant que la Bessarabie,  avec  cette  population  mixte,  malgré-  
 là  richesse  dé  son  sol  et  les  capitaux  déjà  amassés  par  ses  nombreux  immigrés,  
 soit  restée quand même  dans  un  état  de  civilisation  tout à  fait  rudimentaire. 
 En  effet,  le  chef-lieu  de  cette  immense  province,  Kichinev,  est  une  ville  sin-  
 gulière :  elle  a  une  population  presque égale  à  celle  de Kieff, et,  en  réalité,  ce  n’est  
 qu’un  grand  trou,  dans  toute-la rigueur  de  l’expression. 
 Les  rues,  tirées au cordeau,  se croisant entre  elles  à angle droit,  n’offrent  guère  
 que  des  maisons  d’un  étage,  les plus  élevées  en  ont  deux.  La  plupart  de  ces  rues  
 ne  possèdent  pas  de  pavé,  quelques-unes  seulement  commencent  à  s’accorder  ce  
 luxe;  toutes  sont  uniformément  désertes  et  mortes.  A  de  lointains  intervalles,  le  
 vent  s y   engouffre  en  soulevant  d’aveuglants  tourbillons ; quelquefois  un isvostchik  
 les parcourt  avec non moins de fracas  et  encore  plus  de  poussière,  au  galop  de  ses  
 haridelles. 
 Les  trottoirs  de  Kichinev  sont  plus  que  primitifs,  les magasins  de  misérables  
 boutiques.  La  ville possède  deux ou  trois  librairies  où  l ’on  chercherait  vainement  
 un livre un peu récent,  sans prétendre aux dernières nouveautés.  Il y  a un seul vendeur  
 de  journaux pour  toute  la  cité,  et  encore  n’est-il .jamais  dans  son  kiosque;  il  
 préfère porter les  journaux à domicile  et  cela  exclusivement  à  quelques privilégiés  
 qui  jouissent  de  ses  bonnes  grâces. 
 L ’eau potable,  qu’il serait  facile  d’amener  d’une faible distance,  fait défaut;  les  
 habitants  se  contentent  de  cellè  que  leur  fournit  l’unique  «  fontaine  naturelle  »  de  
 l’endroit,  une  source  qui  jaillit  du  sol  au  pied  de  la  colline  sur  laquelle  est  située  
 l ’église  de Mazâraki,  appèlée  ainsi  du  nom  de  son  fondateur.  Pas de  bains,  pas  de  
 théâtres,  pas  de  jardins  offrant  la  moindre  distraction,  absence  complète  de  tout  
 élément  intellectuel. 
 Dans cette ville de cent mille habitants tout nouveau venu est l’objet de la curiosité  
 générale,  les  gens  le  regardent  comme  une  bête  curieuse.  Les  habitants  de  
 Kichinev se connaissent entre eux et passent leur temps  
 à  écouter  les  cancans.  En  un mot,  cette  ville,  grande  
 par  ses  dimensions.,  porte  l’empreinte  de  l’apathie  
 moldave  qui  dépasse  de  beaucoup  non  seulement  la  
 paresse  du  Grand-Russien,  mais l’indolence du  Petit-  
 Russien. 
 Tel  est  le  tableau  peu  flatteur  que  M.  
 trace  de Kichinev  qu’il  a  visité  il  
 y   a  quelques  années  à  peine,  ce  
 qui  justifie  encore  aujourd’hui  la  
 virulente  apostrophe que  le poète  
 Pouchkine  lança  au  commencement  
 de  ce  siècle;  à  cette  petite  
 cité russe  :  : 
 «. Maudite ville  de Kichinev,  
 ma  langue ne  se  lasse  pas de t’injurier. 
   » ' 
 Kichinev, du temps de Pouchkine, 
   n’était  encore  qu’un village  
 A   K i c h i n e v .   Jf  
 Monument  d’Alexandre  II. 
 insignifiant  qui  s’appelait Kichla- 
 Nou  (nouvel  enclos  pour  le  bétaifJ^Cet  enclos  fut  construit au milieu  d’une  forêt  
 infranchissable par le couvent  qui  se dressait sur l’emplacement qu’occupe  aujourd’hui  
 l’église  de, Mazaraki. 
 Après  l’annexion  de  la Bessarabie  à la  Russie  en  1812,  le  représentant  du  tsar  
 et  le  conseil  supérieur  général  élirent  Kichla-Nou  pour  leur  résidence.  Quelques  
 vieilles  bâtisses  turques,  d’une  malpropreté  indescriptible,  formaient  un  amas  
 grouillant  sillonné  par  quelques  étroites  ruelles  tortueuses ;  c’est  dans  cet  infect  
 trou  que  fut  envoyé  le  raffiné  Pouchkine,  tombé  en  disgrâce.  Aussi  méditait-il  
 fermement  une  fuite  à  l’étranger;  mais,  ne  pouvant  réussir  à  mettre  son plan  à  
 exécution,  il  jouait  aux  cartes,  faisait  la  fête  et  par;  bonheur,  entre  temps,  de  
 beaux  vers ! 
 Il  y   a  encore  à  Kichinev  des  vieillards  qui  se  souviennent  d’avoir  vu  le  poète