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   l’amateur de  femmes,  comme il reconnaît un  ivrogne ou un morphinomane;  
 il lui  serait impossible de découvrir chez Wassnetzoff  la moindre  trace d’érotisme,  
 il  a  vaincu  cette  difficulté  souveraine  pour  l’artiste : peindre l’âme de  la  femme  en  
 oubliant son  corps! 
 Bon  nombre  de  personnes  reprochent  aux  deux  tableaux  qui  ornent  les  
 choeurs,  Adam  et Eve au paradis,  d’être  naïfs  et  folâtres.  Le peintre devait  rendre  
 le  nu,  il  Fa  fait  avec  une  chasteté  rare  :  l’athlète Adam,  un  éphèbe,  et  Ève  avec  
 son corps  de  Vénus  sont  innocents  comme  des  enfants.  Les  couleurs  sont  peut-  
 être un peu pâles,  le  modelé légèrement  sommaire ;  mais  c’est  ainsi  que  le  peintre  
 comprend  la  pureté  du  corps;  ce  n’est  ni  le  manque  de  vie  des  peintures  de  
 Byzance ou des néo-préraphaélites,  ni  du  parti  pris,  c’est  du  sain  réalisme, non  
 l’aveugle  soumission  à  la  réalité,  mais  la  grande  technique  moderne  gouvernée  
 par une  idée,  et  c’est  à  cette  idée  que  l’auteur sacrifie  tout. 
 Il  est  hors  de  doute  que  les  types  nationaux  créés  par  Wassnetzoff  sont  la  
 conquête la plus précieuse et la plus durable de la peinture russe des derniers temps. 
 Wassnetzoff  a  répandu  dans  la  cathédrale  Saint-Vladimir  une  multitude  
 d’images  évangéliques  et de  légendes  de  l’Église,  et là où il a  été le moins lié par  la  
 tradition,  comme  dans la  représentation des  Prophètes, il  est  arrivé à des effets  surprenants. 
   Parmi  les  apôtres  il a surtout réussi  Jean l’Évangéliste; un vieillard blanc  
 comme  la  neige,  les  cheveux  en  désordre,  le  visage  basané,  creusé  de  rides  profondes  
 et  tourné de  profil vers  le  spectateur;  son  regard  sévère,  plein  d’inspiration  
 prophétique, regarde  en haut et  découvre des visions  terrifiantes.  Il  est  soutenu par  
 un  aigle à six ailes, au regard aussi perçant que celui de  l’apôtre,  le bec  ouvert pour  
 exhaler des  cris.  Saint  Jean  aperçoit  des  dragons,  des  serpents,  des  esprits  malins  
 qui  ont revêtu  la  forme  de  crapauds,  des  anges  tenant  des  balances,  des  épées  et  
 des  trompettes;  il  voit  le  déluge  et  le  feu,  il est  témoin  de  la  joie  des  justes  et  
 de  la terreur des méchants,  il contemple  enfin le  fils de  l’homme  dont  la  voix  est  
 semblable  au - bruit  des  grandes  eaux  et  dont  le  visage luit  comme  un  soleil ;  de  
 sa bouche,  sort l ’épée à  deux tranchants. C ’est une  admirable évocation de  l’auteur  
 de V Apocalypse. 
 Les prophètes présentent deux  groupes,  le  visage tourné vers la  Vierge, debout,  
 sur l’autel,  dont .ils  ont prophétisé  la venue. 
 Là   sont  douze  admirables figures,  douze habillements  différents  et  originaux,  
 douze .poses inspirées.  Un  vrai  tourbillon  d’images,  de  couleurs  et  d’inspirations  :  
 le roi  David  en  riches  vêtements de monarque  juif,  tout  absorbé  dans le chant  de  
 sa lyre;  l’adolescent Salomon en draperies éclatantes  avec  son beau  visage  oriental  
 et de grands  yeux pleins  de  sagesse  et qui pénètrent l’avenir ;  l’enfant Daniel, le vieil  
 Isaïe  en  haillons,  et,  emporté dans une danse  joyeuse,  Moïse,  un  géant,  tenant  les  
 tables de la  Loi  en  sa main... 
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 Tout  cela  est  terriblement  fantastique ;  néanmoins,  dans  ce  débordement  de  
 fantaisie  on  sent  la  vérité,  non  la  réalité même, mais  la  vérité  artistique. 
 Les mouvements  sont  bizarres,  et  pourtant  l’artiste  réussit  à  nous  persuader  
 que c’est ainsi qu’Isaïe a  dansé,  que Jérémie  a  pleuré,  que  Moïse  tenait  les  tables  
 de la  Lo i;  nous  Séntons  que  nous  avons  devant  nous  les  Prophètes  que  les  Juifs  
 ont  entendus  et  écoutés. 
 Le Moïse de Wassnetzoff est  le portrait du Moïse  de Michel-Ange ;  l’artiste  le  
 reconnaît lui-même en disant  qu’il a  voulu rendre  hommage  dans une  église  orthodoxe  
 à  l’immortel  artiste de la Renaissance. 
 Cependant le tableau le plus  fantastique  de Wassnetzoff est  l ’image colossale du  
 Christ sur la  croix ornant  le premier plafond  de l’entrée principale delà  cathédrale.  
 En bas,  sur la  terre,  le  Sauveur  vient d’expirer  sur  la  croix;  son  beau  visage  est  
 calme, mais la  terre  est  secouée,  le  soleil  est  couché,  la  lune  s’est  voilée;  la  croix  
 et  son  entourage  sont  encore  éclairés  des  derniers  reflets  du  jour. Pourtant  le  ciel  
 s’obscurcit,  des  tourbillons  de  nuées  courent  en  tous  sens;  au  milieu  des  nuages  
 qui filent  voltigent  des  anges;  deux  d’entre  eux se  sont  penchés  sur  les  mains  du  
 Christ,  qu’ils  couvrent  de  baisers  empreints  d’une  tendresse  ineffable: 
 Un  groupe  de  chérubins  (on  dirait  un vol  d’hirondellës  effarées)  se  sont  jetés  
 sur  le  corps  du'  Sauveur  et,  tremblants,  de  leurs  ailes  frémissantes  caressent  et  
 réchauffent  le  corps  qui  se  refroidit;  tout  en  haut,  dans  un  ciel  d’azur  limpide,  
 entouré d’un  arc-en-ciel,  se  tient Dieu  le Père;  sous  ses  pieds  les  éclairs  en  forme  
 d’arcs  fulgurants  se  sont figés. 
 Il  est entouré  d’anges,  les  uns  se  cachent  dans  les  plis  de  sa  robe,  les  autres,  
 terrifiés,  regardent  en  bas,  sur  la  terre,  le  crucifié ;  d’autres  encore,  les  mains  
 tendues,  lèvent  les  yeux  vers  Lui  et  semblent  Lui  demander  à  quoi  bon  toutes  
 ces  souffrances  inexprimables,  cette  douleur  et  cette  humiliation. 
 «  Il  le fallait!  »  répond avec  une  impassibilité majestueuse  le Père.; le vieillard  
 imposant  regarde aussi la terre  et  tend les  bras pour  recevoir  son fils mort. 
 L ’exécution  de  ce  tableau  est  aussi  extraordinaire  que  sa  donnée,  mais  en  
 même  temps  elle  est très  vraie.  L ’expression  du  visage  de Dieu  le Père,  étonnante  
 de  force,  n’en  est pas moins  des  plus compréhensibles. 
 Le  ciel  et  les nuées  sont  aussi  fidèlement  rendus que dans un paysage  réaliste.  
 Les  anges  effrayés  ne  sont ni  des  taches  impressionnistes,  ni  des  images  symboliques, 
   mais  des  figures  vivantes,  que  leur  expression  détache  seule  de  la  vérité  
 réelle, pour  en  faire  une  peinture  idéaliste. M. Wassnetzoff n’est  ni  un  fantaisiste,  
 ni  un  symboliste,  ni  un  maniériste  quelconque, mais  un  véritable  idéaliste,  armé  
 de  la  science  de  la  réalité  et  à  la  hauteur  de  la  technique moderne. 
 Je  laisse  de  Côté  les  autres  peintres  qui  ont  contribué  à  la  décoration  de  la  
 cathédrale  Saint-Vladimir,  car  tous  sont  éclipsés  par  les  oeuvres  profondément  
 originales  de M. Wassnetzoff,  qui  a  su  imprimer  à  la  peinture  religieuse  russe  un