incessant, accompli avec une ardeur enfantine. La douceur de son tempérament, la
pureté de ses désirs et sa profonde piété lui avaient concilié la vénération de tous
ceux qui rapprochaient.
Une seule chose au monde lui déplaisait peut-être, c’étaient les fabriques, et
encore il n’en parlait jamais avec ironie, colère ou dédain; lorsque la conversation
tombait sur ce sujet, il se contentait de branler sa vieille tête et de dire :
— L ’oisiveté est le pire des métiers ; si l’homme peut gagner son pain dans les
fabriques, alors les fabriques valent quelque chose. Mais ce qui est mauvais, sans
contredit, c’est la vie dans les fabriques. Voilà ce que je ne saurais assez blâmer;
toutes ces noces, ces cabarets, ces pipeaux ne valent rien. (Il désignait sous le terme
de pipeaux l’harmonica dont l’ouvrier russe ne peut pas se passer.)
a Les usines font gagner de l’argent, ajoutait-il; mais je m’en fiche... à nous
campagnards, le pain suffit... Quand on a du bon pain, on a tout. Personne ne
peut s’en passer, et je me fais fort de l’échanger contre tout ce que mon âme
souhaite. » -
— Je vous dis, s’écriait ordinairement le vieillard pour finir, qu’il n’y a pas de
travail préférable à celui de laboureur.
Il ne manquait jamais une occasion de relever les mérites de l’agriculture.
Dans n’importe quel autre métier on a toujours affaire à un patron; le laboureur
n’est responsable que devant soi-même; quand il a bien travaillé, il recueille le
fruit de son labeur; quand il a été paresseux, il expie sa faute...
Toute la vie d’Anissimitch témoigna du peu de cas qu’il faisait de l’argent. Dès
qu'il en avait entre les mains, vite, il achetait un petit morceau de terré ou unè
nouvelle charrue ; en un mot, il l’employait invariablement à l’amélioration de son-
train de campagne.
Chez les autres paysans, les. enfants âgés de moins de huit ans travaillaient
déjà, dévidant du coton pour les filatures, gagnant « de quoi acheter du sel »,
disaient leurs parents. Anissimitch ne voulut jamais entendre parler d’envoyer ses
enfants dans les usines; ils purent s’ébattre en liberté dans les champs et dans les
bois ; aussi lorsque Saveli eut quatorze ans, il savait déjà conduire la charrue sans
faire jamais dévier le sillon.
Bien qu’il eût renoncé au gain que procurent les usines, Anissimitch ne connut
jamais la misère, même pendant les années de disette qu’il traversa. Grâce à la
simplicité de sa manière de vivre et à l’ordre qu’il observait strictement, Anissimitch
trouvait moyen d’avoir des provisions en réserve. De riches paysans venaient
souvent lui emprunter d e là farine ou des graines pour les semailles.
Dans ces occasions, le vieillard montrait une volonté inflexible. Un oisif ou un
ivrogne n’aurait jamais réussi à lui extorquer quoi que ce soit, fut-ce un morceau
de glace en hiver; mais quand il prêtait, i l 'n ’acceptait aucun bénéfice.
— Je ne prête pas dé l’argent, disait-il; de l’argent, je n’en ai pas; je prête
du pain quand j’en ai. Le pain est une-chose sacrée, ce n’est pas de l’argent.
Anissimitch était reconnu passé maître dans l’art de l’agriculture. Ses connaissances,
jointes à une serviabilité sans exemple, lui donnaient une telle autorité dans
le village, que personne n’entreprenait quoi que ce fût sans l’avoir consulté.
Quand un. voisin voulait acheter une vache ou un cheval, Anissimitch devait
préalablement examiner la bête, et sa décision faisait loi.
Dans tout ce qui tenait aux travaux champêtres, le vieillard était écouté comme
un oracle. L e s paysans réglaient leurs travaux d’après ceux d’Anissimitch : quand
il semait,'tout le village se mettait ér semer ; Vqùand il s’abstenait de faucher, toutes
les feux se reposaient, bien que le moment de la fenaison fût depuis longtemps
passé.
> .¡¡’¡ S - Anissimitch est-il allé semer le plant ? demandaient les femmes.
Et sur la réponse affirmative, tout le village semait le plant ce jour-là.
En effet, personne ne sait comme le vieux laboureur reconnaître quand le
temps de la moisson ou des semailles est venu, ni distinguer les qualités d un
terrain et voir si les grains de blé sont bons. Il a vécu plus de soixante années au
milieu des champs, et tous lès jours les liens de parenté qui existent entre lui et le
sol qui l’a vu naître se resserrent davantage. Il y a quelque chose de touchant
dans leurs rapports.
Ces deux ou trois guérets que son père, son grand-père et son arrière-grand-
père ont labourés, renferment toute sa vie. C’est d’eux que dépend le bonheur de
sa famille ; c’est en eux qu’il concentre toutes ses espérances et chaque jour il les
place sous la protection de Dieu par une fervente prière. Que de soins, que de
peines ne lui ont-ils pas coûtés ! que de soucis et de plaisirs né lui ont-ils pas procurés
! de combien de sueurs ne les a-t-il pas arrosés pendant ces soixante ans de
labeur !
Et ces champs semblaient le comprendre, il y avait entre lui et eux une secrète
entente. 11 leur parlait comme à des êtres vivants.
Eh ! disait-il à l’un de ses champs en l’examinant au coeur de l’été, tu m as .
fameusement trompé cette fois... Est-ce que je ne t’ai pas donné assez de grains de
blé?... lim e sémble que je n’ai pas été avare... Et comme je t’ai labouré! Pas
moyen de remuer plus profondément tes entrailles... et regarde quels maigres épis
tu me donnes!... Tu m’as trompé, mon vieux!
Puis la.saison d’été finie, quand la moisson est rentrée, et que les cigognes
commencent à prendre leur vol Vers les pays chauds, Anissimitch retourne au petit
'champ qui n’a pas répondu à son attente. Il le laboure avec deux fois plus de soin,
en long,- en travers, et pour que les graines pénètrent plus profondement, il pose
v une pierre de plus sur la herse !
— Maintenant, j’espère, que‘tu n’as plus aucune raison de me tromper, s écrie