Les femmes des oféni ne s’habillent pas en paysannes, mais portent des
étoffes de laine et quelquefois de soie ; elles affectionnent pour coiffures des fichus
dont les bouts retombent jusqu’à la ceinture. Pour la plupart, elles sont de petite
taille et les ofénis eux-mêmes restent au-dessous de la moyenne; elles ont complètement
perdu le type des belles paysannes russes; pourtant quelquefois elles
sont jolies et alors ressemblent plutôt à de petites bourgeoises russes.
L 'ofénia porte une redingote noire de forme surannée, un gilet orné de
boutons brillants. de métal ou de verre, des pantalons noirs et une casquette
retenue par une visière ; tout son ajustement est soigné et propret. Quand on
a rencontré une fois ce petit homme noir, on sait qu’on le retrouvera toujours le
même.
Néanmoins, l’oféni, comme le bourlak et le pêcheur du lac Ilmen, tend à
disparaître.
Les chemins, de fer ont transformé les conditions du commerce^ dans la
province russe. Ce n’est que dans les coins reculés, d’où le moujik envisagé avec
effroi la perspective de se rendre à la ville la plus proche, à cause des chemins
détrempés, pleins de fondrières, des ponts branlants et couverts de boue qu’il
devra franchir, ce n’est que là que Y ofénia est encore attendu impatiemment
comme le bon génie qui dispense tout ce dont on a besoin et même le superflu.
Le moujik n’ignore pas quë V ofénia est un rusé compère qui achète à vil
prix et revend au cent pour cent et a pour devise : « Qui ne trompe pas ne
vend pas ».
Un voyageur russe, M. Maximoff, rapporte un curieux entretien qu’il a eu
avec le fils d’un ofénia, gamin de dix ans qui avait déjà accompagné son père dans
ses tournées.
— Toi aussi, tu chercheras un jour à mettre dedans tes clients 1 lui dit
M. Maximoff.
Mais sans cela on n’aurait pas de pain! répondit sans le moindre embarras
le petit colporteur.
— T u crois.?
— Mon père me montrera comment on s’y prend pour faire le commerce, il
s’y entend.
— Mais ce n’est pas bien, ôn ne gagne rien à tromper le monde. Ceux qui
trompent vont eh prison en Sibérie.
Le gamin regarda son interlocuteur avec des yeux pleins de méfiance et de
doute.
— Mon père a beaucoup d’argent, dit-il, et l’on n’envoie en prison que les
gens qui ont tué.
— Qui t’a si bien renseigné ?
— Tout le monde le dit; je le sais depuis longtemps. Tous assurent qu’on ne
peut faire autrement- que de tromper, parce que les clients sont bêtes, et surtout
les barini (les dames);. Il s’agit seulement de n e .
pas lesSontredire, de bien étaler la marchandise
devant elles, et alors elles achètent tout ce qu’on
veut.
La plupart des oféni n’ont pas de capital et
prennent à crédit leurs marchandises chez des
négociants et dés-fabricants dont ils gagnent la
Confiance par l’exactitude qu’ils mettent à rembourser
les sommés:, avancées, avec les intérêts.
Le taux de cet intérêt est le secret dé leur
commercé et lorsqu’on les questionne à cë.sujet,
ils répondent invariablement : — 11 n’y a que
l’âme de Celui qui prête et celle de l ’emprunteur
q u i le s a v e n t . Marchand de petits pâtés.
Il arrive pourtant assez souvent que Yofénia
se déclare insolvable et ne paye que quinze cdpeçks par rouble. Les premières
années, il rembourse régulièrement et
tâche toujours d’augmenter son crédit
; d’ailleurs, le fabricant et le marchand
en gros lui débitent la mar-’-
chandise à u ff prix si exorbitant que,
même s’il fait faillite et ne leur donne
qu’un acompte, ils n’en rentrent pas
moins dans'leurs débours..
Lorsque le servage régnait encore
en Russie, les oféni colportaient au
profit de leurs seigneurs ; et les bénéfices
ne devaient pas être maigres,
puisque, pour le rachat de leur liberté,,
leurs maîtres exigeaient d’eux des
sommes s’élevant jusqu’à trente mille
roubles.
M. Maximoff, qui a souvent suivi
..w.v„......... . âe soféni dans leurs tournées, assure
Marchand de paniers.
qu’il les a vus apporter dans un v illage
pour soixante roubles de marchandise et en revenir avec cent trente roubles
dans leur gousset.