regardait au loin... Le fleuve coulait large devant lui, portant un seul canot
chétif... Par-ci, par-là, sur les rives couvertes de mousse et marécageuses, on apercevait
une hutte noire, abri d’un pêcheur finnois; la forêt, que les rayons du soleil
ne visitent jamais, bruissait tout autour de lui dans la brume et le brouillard...
Et Pierre songeait :
« D’ici nous menacerons les Suédois! Ici je ferai élever une ville pour
narguer mon voisin orgueilleux. Ici la nature elle-même invite la Russie à ouvrir
une fenêtre sur l’Europe et à prendre pied sur la mer. Ici tous les pavillons seront
nos hôtes, portés par des vagues nouvelles, et une nouvelle vie s’ouvrira devant
nous.» .
Ce que Pierre le Grand voulait, il ne le voulait pas à demi, et l ’activité qu’i l
déploya fit surgir une ville en moins de temps qu’on n’en met d’ordinaire à
construire une maison. Il semblait que le destin lui-même contribuât à transporter
la capitale de la Russie dans ce coin de terre hostile à l ’homme, où le ciel est vert
pâle, où l’herbe chétive se mélange de bruyères, de mousse, de plantes marécageuses,
où dominent le pin hérissé et le triste mélèze, où les exhalaisons des marais
emplissent l’air d’humidité, entrent dans les maisons et pénètrent les hommes
jusqu’aux moelles, où il n’y a ni printemps, ni été, ni hiver, où l’année entière
règne l’automne pourri et humide qui semble une parodie de toutes les
saisons.
On dirait que le destin a voulu que la Russie payât son entrée en Europe par
une lutte désespérée qui lui a coûté une sueur de sang.
En 1703, plus de vingt mille hommes travaillaient à la construction de la
nouvelle forteresse ; par un ukase de Pierre, des ouvriers devaient affluer de
tous les coins de la Russie. Les chansons populaires de l’époque , montrent
avec quelle répugnance ils, exécutaient cet ordre.
En effet, les privations qu’ils enduraient dépassent ce qu’on peut imaginer.
Le sol ingrat ne leur donnait pas même de la terre sur quoi bâtir et il fallait l ’apporter
de loin dans des sacs ou même dans les pans de vêtements. L ’encombrement
des ouvriers était tel qu’ils manquaient de logement et de nourriture; il est reconnu
que la construction de la forteresse de Saint-Pétersbourg a coûté la vie à plus de
cent mille hommes. Les ouvriers s’habituèrent si vite à voir leurs compagnons
mourir autour d’eux, qu’ils traitaient les malades et les morts avec une
méprisante indifférence. On exposait le corps sur une place, on allumait un
cierge et l ’on attendait une aumône pour l’enterrer. Les funérailles, d’ailleurs,
consistaient à rouler le cadavre dans une natte qu’on attachait avec des cordes;
puis on le jetait dans la fosse.
Pierre le Grand, qui avait hâte «d’orner son paradis », défendit, sous peine de
déportation et de confiscation des biens, de bâtir dés maisons de pierre en dehors
de Saint-Pétërsbourg. Comme il n’y avait point de pierre à l’embouchure de la