extraordinaire, tout en leur conservant un caractère russe qu’on chercherait
vainement dans les réjouissances de son rival, le cosmopolite Saint-Pétersbourg.
Le tsar des cloches fut destiné par le tsar Alexis Mikhai'lovitch à la cathédrale
de l’Assomption; ce colosse pesait 8,ooo pouds, c’est-à-dire 32,ooo livres. Lorsqu’on
voulut soulever la cloche géante pour la suspendre, elle brisa toutes les
poulies, écrasa l’édifice, ensevelissant sous elle tous les hommes,qui s’y trouvaient,
et s’enfonça si profondément dans le sol qu’il fut impossible de la dégager.
Elle resta enfouie jusqu’au jour où la tsarine Anna Ivanovna tenta de la retirer
de cette fâcheuse posture, mais en vain; rien ne put ébranler le tsar des cloches ;
la géante refusa obstinément de balancer son énorme battant, trouvant sans doute
que les bourdons des quarante fois quarante églises de la ville sainte suffisent pour
édifier les oreilles des Moscovites, et elle est restée sur le côté, attendant, comme
le géant de la légende, le héros qui viendra la réveiller.
L ’idée de doter Moscou d’un tsar des cloches a été évidemment suggérée par
Îe tsar des canons, qui pèse 12,000 pouds, un tiers de plus que la cloche et date du
siècle précédent. J’admire ces deux colosses muets, la cloche qui ne sonne pas., et
le canon qui ne gronde jamais : ils sont à leur place au Kremlin, dans ce cadre
imposant d’un passé qui s’est tu pour laisser mieux entendre l’appel des peuples
d’Occident. En leur présence, involontairement, je me rappelle la conclusion par
laquelle notre excellent ministre de l’instruction publique, M. Alfred Rambaud,
termine son Histoire de la Russie, qui fait l’admiration des savants russes : « Nous
avons eu à raconter l’histoire de l ’Etat russe, l’histoire du peuple russe commence. »
On ne peut dire mieux ni plus vrai.
Et n’est-il pas réjouissant de constater que la première manifestation de ce
peuple affranchi a été de se tourner vers la France?
L ’alliance franco-russe n’est pas uniquement l’oeuvre du tsar, elle est aussi
celle de son peuple, qui a compris l’importance de cette union pour la sécurité
des deux nations et pour la paix générale de l’Europe. Il serait injuste de ne pas
reconnaître que Moscou et les Moscovites se sont signalés parmi les plus chauds
partisans de l’alliance franco-russe.
Je quitte le Kremlin pour aller au Kitaï-Gorod, la yille du peuple russe, le
rempart de la bourgeoisie moscovite. Je traverse la vaste place rouge et je passe
devant le Lobnoe miesto, vaste plate-forme à laquelle conduisent des marches de
granit. Cette place sépare la ville des palais et des cathédrales de la cité marchande;
c’est là que la colère des tsars et des peuples s’est donné libre carrière. C ’est
cette place qu’Ivan le Terrible arrosa si souvent du sang de ses victimes, qu’il recommandait
ensuite à la clémence de Dieu, en réclamant pour elles les prières de
l’Eglise :
« Souviens-toi, Seigneur, des âmes de tes serviteurs, au nombre de i , 5o5 personnes,
des Novgorodiens! » ou encore : « Souviens-toi, Seigneur, de Kazarine
Doubrovski et de ses deux fils, plus dix hommes qui sont venus à son secours. »
C’est encore sur cette place que Pierre le Grand fit exécuter les adversaires de
ses réformes, les Strélitz, qui voyaient en lui un novateur dangereux. Place sinistre
que remplit le souvenir des inévitables et sanglantes convulsions d’un corps social
en formation.
Avec quel plaisir je lui tourne le dos pour pénétrer dans la cité industrielle et
La Moskova et lé pont de Moscou.
marchande, tout au pied du Kremlin ! Ici c’est l’activité du travail, l ’animation
d’une ville moderne, qui prépare un avenir bien différent du lugubre passé que
personnifie la hautaine forteresse. Il est pourtant encore bien asiatique d’aspect, ce
Kitaï-Gorod, avec son Goslini-dvor, son immense bazar oriental, ses passages tortueux,
ses milliers de boutiques où s’étalent et s’entassent pêle-mêle tous les
produits du monde, les objets rares et précieux dans la promiscuité des hardes
sordides. En réalité, ces marchands à la longue lévite sont matériellement les
maîtres de Moscou; tout le commerce de la Russie passe entre leurs mains; il ne
leur manque, pour prendre une influence en rapport avec leur importance, que
l’instruction. Les progrès rapides qu’ils ont faits en çe sens pendant les dernières