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 comme  s’il  eût  été  foudroyé-  Évidemment,  lorsqu’il  parlait,  quelques  minutes  
 auparavant,  de  la mort  probable  de  son père,  il  ne  pensait pas  en. son  âme  qu elle  
 viendrait  si vite. 
 Le moujik,  d’ailleurs,  croit que  le meilleur  moyen  d’éloigner  un  malheur  est  
 d’en  parler comme d’un  fait  certain et  inévitable. 
 Cependant  Saveli  conservait un  grand  calme  extérieur;  son visage était  plutôt-  
 douloureusement pensif que  bouleversé,  les  tressaillements de  son  corps  et le tremblement  
 de ses  narines  trahissaient seuls son émotion. 
 Sa  femme,  au  contraire,  se  tordait  les  mains,  se  donnait  des  coups  de  poing  
 dans  la poitrine  et  pleurait en criant  : 
 —  V a vite...  il  se meurt  tout de bon...  v a   lui  faire  tes  adieux...  Qu’attends-tu  
 donc?.,  répétait-elle  en tirant son mari par  la  manche;  tous  nos  parents  sont  déjà  
 dans  l'isba;  nous  avons  envoyé  chercher  l’oncle  Karp...  Viens  vite,  je  t aiderai  a.  
 ramener  le  char,  dit-elle, pour  finir,  en  se dirigeant vivement vers  les  chevaux  qui  
 broutaient  l’herbe sur la  lisière  du champ. 
 Saveli  resta quelques secondes immobile;  enfin lentement, comme s’il revenait  
 à la réalité,  il  passa la main dans  ses cheveux,  poussa un  lourd  soupir,  se  signa  et  
 suivit  sa  femme. 
 Pendant qu’il attelait  les chevaux  au  char  il ne manifesta par ses mouvements,  
 aucune hâte, il  n’oublia pas  une  courroie,  ne négligea  pas un détail,  bien  que. visiblement  
 sa  pensée fût absente. 
 On  aurait  pu  croire qu’il n’avait  ni  vu  ni  entendu  sa  femme;  il  ne lui  dit pas  
 un  mot,  bien  qu’elle  ne  cessât  de  le  tirer,  de  le  presser  sans  raison,  tout  en  
 pleurant,  et  de  parler  sans  cesse,  énumérant  les  vertus  du  moribond  avec  force  
 doléances. 
 Enfin  les  chevaux furent  bridés et attelés au char, la charrue renversée le coutre  
 en  l’air,  et  Saveli  et  sa  femme quittèrent  le guéret. 
 Le  romancier les suivit,  désireux de revoir le.vieil Anissimitch. 
 Une  lueur  rougeâtre  s’étendait  sur  les.  champs ;  seules,  les  lisières  des  bois  
 étaient  fortement éclairées  par  le  soleil,  qu’on  apercevait  entre les  interstices  des  
 arbres et dont les ombres couvraient déjà de  larges  bandes de  terrain.  Les  champs  
 devenaient  déserts ;  de  loin  .en  loin, près  d’un, guéret  éloigné,  on  apercevait  un  
 nuage  de  poussière  dorée  à  travers lequel on  distinguait un  cheval  monté  par  un  
 laboureur  retournant au village. 
 Les  oiseaux,  en  troupes  innombrables,  tournoyaient  haut  dans  le  ciel,  puis,  
 l’un  après  l’autre,  se  laissaient  tomber  dans  les  bois.  En  attendant,  les  ombres  
 envahissaient  de plus  en  plus  la  terre,, et  avec  l’obscurité,  de  minute  en  minute, 
 s’assoupissaient la vie et  l’agitation  des champs.  . 
 Toute la  vie  d’Anissimitch,  le père  de  Saveli, avait  été  remplie  par  un  travail 
 L a   V o l g a   e t   l ’O k a .  —   Inondation  de  la  foire  de Nijni-Novgorod  au printemps. 
 ■  Vue  générale  de Nijni-Novgorod.