Sp R U S S IE .
publia un ukase par lequel il attachait à la glèbe tous les moujiks qui labouraient
la terre ? C’était la pluie de bienfaits qui retombaient sur les seigneurs !
La cathédrale de l ’Assomption, comme toutes les églises du Kremlin, ruisselle
d’or, regorge de'richesses, d’images enchâssées de pierres précieuses et de perles
fines, mais ne présente pas un tableau ou un ornement qu’on puisse appeler de
l’art religieux. La célèbre image de la Vierge Marie, qu’on attribue à l’évangéliste
saint Luc, n’éveille pas la moindre émotion artistique et tire tout son mérite de son
origine légendaire. Depuis -quelque temps, une évolution s’accomplit dans l ’art
religieux russe; déjà, vers le milieu de ce siècle, Ivanoff, par son Apparition de
Jésus au peuple, a indiqué à la peinture religieuse de son pays une voie nouvelle.
Actuellement, Wasnetzoff a su donner une expression très personnelle à ses
fresques et à ses tableaux, qui pourraient bien être le point de départ d ’une école
d’art religieux essentiellement russe.
L ’église de Wassili-Blajennyi éveille des émotions d’un autre ordre, car cette
église est pour l’artiste le principal attrait du Kremlin. En effet, jamais architecte
n’a donné plus libre carrière à sa fantaisie que l ’auteur inconnu qui a formé la
voûte de cette église de tiges élancées partant du sol, réunies en faisceaux au
sommet, et laissant éclater dans le- ciel un bouquet de coupoles bulbeuses* dont
aucune n’est pareille à l’autre de forme et de couleur, chacune ayant sa physionomie
propre et présentant des détails d’ornementation des plus curieux. Si
l’architecte était Italien, il a dû s’inspirer de la Divine Comédie. C ’est en rêvant
à l’enfer dantesque qu’il lui aura opposé cetemple en entonnoir renversé qui-reçoit
d’en haut une lumière incertaine glissant à travers d’étroites ouvertures, pendant
qu’au-dessus, sous la calotte, un saint regarde avec courroux les chétifs d’içi-bas,
qui doivent sortir des ténèbres de la terre pour comparaître devant Dieu au grand
joûr du jugement.
Peut-être est-ce Ivan le Terrible et non un homme du métier, qui a conçu dans
une de ses hantises de persécution et de martyre l’idée de cette multitude de
chapelles enchevêtrées, de ce labyrinthe obscur et embrouillé comme son âme elle-
même. Qui sait si ce n’est pas après une nuit passée à lacérer dévotement ses chairs
dans ce temple où tout parle de châtiment, que le terrible tsar sentait s’éveiller
en lui une nouvelle soif de cruauté, qu’il inventait des supplices inconnus et que,
selon la légende, il a fait crever les yeux de l’artiste qui avait exécuté ses
dessins, afin qu’il ne pût pas aller bâtir ailleurs un temple rival du Wassili-
Blajerinyi ?
11 ne reste de l’ancien palais des tsars élevé en 1487, que l’escalier rouge d’où
Nicolas II s’est montré au peuple après le çoüronnement, et le palais à facettes où
l’on sert le repas impérial tout de suite après les cérémonies du couronnement.
C’est là que reste en permanence le trône du tsar, et le gardien qui m’accompagne
dans ma visite me décrit dans tous ses détails le cérémonial de ce dîner où deux
couverts seulement sont mis pour l’empereur et l’impératrice, pendant que les
princes étrangers, les dignitaires de l’empire, les ambassadeurs debout regardent
les souverains goûter aux plats, qui leur sont présentés par les généraux de l’état—
major, escortés“ de chevaliers-gardes, sabre au clair.
Ce palais à facettes est un bijou d’architecture féerique : partout le regard est
séduit par les reflets rouges, verts, jaunes ou bleus des innombrables facettes; on
dirait des fusées jaillissant des murs
Plus sombre et infiniment moins coquet apparaît le Terem, le vieux palais que
M o sco .u .,— Quai dé la Moskova.
je visite ensuite pour me faire une idée exacte de la demeure des tsars au moyen
âge. Lès appartements des premiers souverains moscovites sont conservés avec les
meubles, les habits, tous les objets dont les tsars se servaient à cette époque. C ’est
une revue instructive : on voit comment, lentement, mais avec persistance, la civilisation
européenne s’infiltre peu à peu jusque dans les remparts des princes russes,
et comment se prépare sourdement l’éclosion du génie de Pierre Ier, le grand
réformateur de la Russie.
De modestes bourgeois d’aujourd’hui s’accommoderaient difficilement des
demeures des anciens tsars. Ainsi le tsar et la tsarine partageaient la même chambre
et leurs enfants vivaient dans une seule pièce. Les murs étaient nus le plus sou