de dégager leur souple cime des monceaux de neige qui pèsent sur elle. Les plus
vieux troncs, à demi brisés, se hérissent; d’autres, fendus en deux moitiés, gisent
sur le sol ; on croirait qu’un ouragan ou que la foudre ont passé sur leurs têtes.
— Regardez, quel génie delà forêt les a tordus comme ça? demande un jeune
•moujik.
— Ce n’est pas le génie de la forêt, c’est le givre! dit un isvostchik; regarde la
masse énorme’qui s ’est collée à toutes les branches, c’est un poids mortel; sous le
givre, il y a une couche de glace épaisse comme mon bras. Cela ne se voit pas tous
les ans et c’est le présage d’une bonne récolte.
Mais le vieux, qui depuis un moment regardait autour de lui avec une attention
anxieuse, dit :
— Assez bavardé, frères; nous avons encore du chemin à faire jusqu’aù refuge,
la nuit est proche, montez sur les traîneaux et fouettez les chevaux.
Tous obéirent, sans dire un mot, à la voix sévère du vieux, assagi par l’expérience,
et dont le regard observateur, sous la sérénité et le rayonnement d’une
belle journée, pressentait la tempête. Tous furent un peu saisis de crainte, sans
toutefois remarquer aucun signe alarmant. Le ciel était toujours clair et le calme
régnait sur la campagne. Le soleil, déclinant à l’horizon, glissait un rayon, obliqué
sur les montagnes de neige; les parant d’une rivière de diamants, pendant que le
bois tordu par le givre présentait, sous sa cuirasse de neige et de glaçons multiformes,
des obélisques et des arêtes semées de paillettes d’émeraudes.
Le tableau était saisissant. Cependant des bandes de coqs de bruyère sortaient
précipitamment de leur retraite favorite pour chercher un abri dans Tes endroits;
ouverts; les chevaux reniflaient, hennissaient et semblaient échanger des avis; un
nuage blanchâtre, gros comme la tête d’un monstre géant, surgissait à l’est, d’où
s’élevait en même temps un léger vent glacial; en se baissant vers la terre, on aurait7
pu remarquer que l’immense plaine de neige se couvrait d ’ùn imperceptible frisson
de mauvais augure. Les caravanes qui n’en sont pas à leur coup d’essai connaissent
ces pronostics ; elles s’empressent de gagner un refuge quelconque. Malheur aux
novices qui se sont attardés dans ces endroits déserts où l’on peut parcourir des
dizaines de kilomètres sans rencontrer une habitation!
C ’est dans cette situation que se trouva la caravane de blé qui cheminait si
gaiement, composée de dix-huit traîneaux, conduits par dix isvostchiks.
Bien que le vieux eût remarqué à temps- rapproché du bouran, il y
avait encore loin jusqu’au prochain refuge, et les chevaux étaient fatigués.__
Le nuage blanc grandissait et s’étendait avec une- rapidité vertigineuse ;
lorsque les derniers rayons du pâle soleil s’éteignirent, une -immense nuée de neige
recouvrait une partie du ciel et parsemait le sol de plumes blanches ; déjà le
steppe bouillonnait, dans le bruit du vent on distinguait des plaintes lointaines
d’enfants ou les hurlements de loups affamés.
B S fllN o u s sommes en retard, frères, cria le vieux, stop! à quoi bon tourmenter
pour rien les chevaux, marchons au pas. Peut-être ne perdrons-nous pas notre
chemin, et alors nous serons sauvés. Petrovitch, continua-t-il en s’adressant à un
grand moujik vigoureux et d’un certain âge, que ton char passe le dernier, ton
gniedkô (cheval) n’est pas vif, mais il est tenace ; il ne se découragera pas et toi tu
ne t’endormiras pas. Veille bien à ce que personne ne reste en arrière ou ne s’écarte
de la route. Moi, je marcherai à la tête.
Ainsi fut fait, et le vieillard, après avoir dit une prière, s’adressa à son
cheval, d’une voix triste, mais ferme :
%|p||-Rhis d’une fois, mon Serko, tu m’as tiré d’embar/as; sauve-moi encore
cette fois, ne t’égare pas.
Le blanc nuage de neige couvrait tout lè ciel, la nuit tomba subitement et le
bouran survint avec une rapidité vertigineuse, balayant la neige du steppe et la
secouant en l’air, comme des plumes d’édredon, jusqu’au ciel. Une obscurité blanche,
mais aussi impénétrable que la plus noire nuit d’automne, couvrit tout le désert; la
terre, le ciel et l’air s’embrouillèrent, se confondirent, formèrent un océan bouillonnant
de poussière de neige, qui collait les paupières, coupait la respiration,
rugissait, sifflait, hurlait, gémissait, battait, tournait de tous côtés de bas en haut,
se tortillait en serpent, étouffant tout ce qu’il embrassait. Devant une pareille tourmente,
l’homme le plus vaillant perd courage, le sang se fige, non par l’effet du
froid, sensiblement diminué par le bouran, mais par celui de la peur. L ’homme
perd la mémoire, la présence d’esprit et s’affole, et c’est la principale cause des
désastres et du nombre des victimes.
La caravane traîna longtemps, la route s ’obstruait de plus en plus sous les tas
de neige; à tout instant, les chevaux perdaient pied; les hommes, enfoncés jusqu’à
laceinture, s’épuisaient dans leurs efforts pour se dégager.
L ’ancien Voyait tout cela, et bien que son Serko, qui frayait le chemin, sût
encore dégager ses jambes de la neige, le vieillard fit signe à la caravane de s’arrêter.
— Amis, dit-il en rassemblant autour de lui tous les moujiks, il n’y a rien à
faire. Abandonnons-nous à la volontéde Dieu et passons la nuit ici. Dételons nos
chevaux, attachons ensemble les timons, jetons dessus les bâches et restons dessous
comme sous une tente, en attendant le jour et l’aide des bonnes gens. Qui sait,
peut-être ne périrons-nous pas tous !
Le conseil était étrange et effrayant ; pourtant il présentait l ’unique chance de
salut ; les jeunes ne le trouvèrent pas de leur goût.
: — Voyons, vieux, dit l’un d’eux, dont le cheval était encore dispos, parce que
ton Serko 11e marche plus, faut-il que nous crevions avec toi ? T u es vieux, tu as
assez de cette vie ; mais nous, nous voulons encore vivre. Il y a sept verstes à peine
jusqu’au refuge, allons, continuons, frères! Que le vieux reste avec ceux dont les
chevaux sont fourbus, et demain nous reviendrons ici et nous les déblayerons.