
 
        
         
		que la grande masse du  peuple  russe reste forte dans  ses malheurs,  jeune de  coeur,  
 héroïque et  en même  temps modeste,  mais seulement  aussi  longtemps que  la. puissance  
 de  la  terre  la  possède,  aussi  longtemps  qu’il  lui  est  impossible  de  désobéir  
 aux  commandements  de- la  terre,  aussi  longtemps, qu’elle  domine son  esprit,  sa  
 conscience,  qu’elle  remplit,  en  un  mot,  toute  son  existence. 
 Arrachez  le  moujik  à  la  terre,  aux  devoirs  qu’elle  lui  impose,  aux  intérêts  
 qu’elle  lui crée,  faites  qu’il oublie son état  de paysan, et  adieu  le bon peuple,  adieu  
 la  conception populaire,  adieu  le  charme  du  peuple. 
 Le moujik a  exprimé  avec  force  et  simplicité  la puissance  de  la  terre dans une  
 des  plus  anciennes  chansons de geste de  la  Russie,  celle  de Sviatogor  le Héros. 
 Voici ce  court  poème héroïque.:, 
 Sviatogor  le  Héros  est  allé  dans  les  champs,  à cheval,  faire  un  tour.  Il  est  
 parti  sans  avoir combiné  un  plan, non  comme  les  autres chevaliers dans  le  but  de  
 lever  des  tributs,  mais  tout  simplement  pour  faire  un  tour,  étirer  ses  membres  
 et,  si  possible,  se mesurer  avec  un autre preux. 
 Mais  il ne trouve  sur  sa  route  qu’un  simple  moujik  qui  porte  un  sac  sur  le  
 _jdos.  Sviatogor  court  au  trot,  et  le  moujik marche  à  pied  devant  lu i . ..  Mais  le  
 héros  a  beau  courir  de  toutes  ses  forces,  il  lui'  est  impossible  d’atteindre  le  
 piéton. 
 Alors le  héros crie de  sa voix  de tonnerre  : 
 —   Hé !  passant,  attends  un  peu,  je ne  peux  pas  te  rejoindre,  bien  que mpn  
 .  cheval  soit  renommé  pour la  rapidité  de  sa course. 
 Le passant obéit  au héros ;  il s’arrête, prend  le  sac  qu’il portait  sur  l’épaule  et  
 le  pose  à  terre. 
 Le  héros  s’approche  et  du  bout  de  son  bâton  cherche  à  soulever  le  sac ;  
 celui-ci,  comme  s’il  était  fixé  à  la  terre,  ne  bouge  pas.  Sviatogor  se penche de.spn  
 cheval  et du  doigt va pour  saisir  le  sac  qui,  néanmoins,  reste  toujours  à  la même  
 place.  Sviatogor  baisse  de  nouveau  la  main  pour  s’en  emparer  et  tire  de  toutes  
 ses  forces ;  ses  efforts  sont vains  :  le maudit  sac  lui  résiste. 
 Alors  le  héros,  n’y  tenant  plus,  descend  de  cheval ;  il  empoigne.  le  sac  de ses  
 deux mains  et  l’attire  d’un mouvement  si  violent  que  le. sang  îu g j j i f  it  du  visage ;  
 cependant  il  ne  réussit  qu’à  le  soulever  de  l’épaisseur  d’un  cheveu.  Lui-même  
 s’enfonce  jusqu’aux  genoux  dans  la  terre. 
 Alors  il  dit de  sa  voix de. tonnerre  : 
 —   Passant,  dis-moi la  vérité  :  qu’as-tu mis dans  ce  sac ?  . 
 |||i|Ë  C’est la terre qui  est dedans  qui  te  tire à  elle. 
 —   Et  toi-même, qui  es-tu? 
 « y é f iJ e  suis le moujik,  je  suis  le chéri  de la mère,  la  terre. 
 Le héros, continue M.  Ouspenski, qui  saisit  le  sac de terre des deux mains,  et,  
 en  employant  toutes  ses  forces,  ne  réussit  qu’à  soulever  le  fardeau  du  moujik  de 
 l’épaisseur  d’un  cheveu,  ce  fardeau,  que  l’homme  du  peuple  porte  en  marchant  
 avec tant de facilité,  que  le  héros  à  cheval  ne peut  le  rejoindre  à  la  course,  est  une  
 image bien puissante de  leur  situation  respective  devant  la  terre. 
 Le  paysanTîe  fait  pas  un  mouvement,  ne  commet  pas un  acte,  n’a  pas  une  
 idée  qui  ne  se  rapporte  à  elle  :  il  est l’esclave  de  l’herbe  verte. 
 Et  c’est  dans  cette dépendance que réside  le  secret de son existence  facile  et  le  
 sens  de  ces  paroles  que  le moujik  dit  au héros  .:, 
 —   Je  suis le chéri  de la mère,  la  terre ! 
 Et,  en  effet,  elle  l’aime,  cette  terre.  Elle  le  domine  tout  entier  et  en  échange  
 de  son  asservissement lui  retire  toute  responsabilité. 
 Pourvu qu’il  agisse selon  l’inspiration  de  la terre,  sa  conscience  est tranquille. 
 Il  a  tué  le  voleur  qui  lui  a  pris  sS-cheval,  et il  ne se  reconnaît  pas  coupable,  
 parce  que sans  son  cheval il  ne  peut labourer  la terre. 
 Il  a maltraité  sa femme  jusqu’à ce que mort  s’ensuive,  il  ne  se  sent  pas  coupable  
 :  elle  était  paresseuse,  elle  ne  comprenait pas  les  ouvrages  de  la  campagne,  
 elle  était  un  obstacle  au  travail,  et  la  terre  réclame  du  travail,  un  labeur  sans  
 trêve.C 
 omme  il  ne  répond  de  tiçn,..le paysan  n’invente  rien;  il  ne  vit que  d obéissance  
 à  la  terre,  et  cette  obéissance  continue  se manifeste  par un  travail  incessant,  
 quiifnstitue  toute  sa  vie et  semble  n’avoir  aüçjin  résultat,  parce  que  cette  vie  en 
 est  elle-même le résultat. 
 Dans  quel but  croît,çéchêne?  Quel  profit  retire-t-il  des  sucs  d e là   terre  qu’il  
 a b s o r b e   pendant des centaines d’année!..?; Quel  intérêt  a-t-il  à  se  couvrir  tous  les  
 ans: À&  feuilles,  puis:, à  les  perdre  et  à  la  fin  des  ûa£  à  donner  ses  glands  pour 
 nourrir  les pourceaux ? 
 Tout  le profit  et  tout  l’intérêt  de  la  vie  de  ce  chêne .consistent  dans  sa vie  en  
 elle-même;  il croît,  sè  couvre de feuilles  et  secoue ses glands sans savoir  pourquoi, 
 De même,  la  vie  du  paysan  est  un  labeur:  éternel  pour  vivre  et  travailler,  
 travailler  et  vivre.