A ses côtés se tenait un homme de la taille de Saveli, mais plus brun. Le coude
droit appuyé contre le mur et le visage enfoncé dans sa main, il restait immobile^
seulement de lourds soupirs soulevaient sa robuste poitrine.
En face se trouvait Saveli, à genoux ; sa tête frisée s’appuyait sur son bras nu
étendu le long du banc.
Ils pleuraient tous autour du vieillard, comme s’il était déjà mort, pourtant la
vie se débattait encore chez le laboureur; ses yeux étaient fermés, mais sa poitrine
de temps en temps se soulevait encore.
Il était couché sous les icônes sur un banc recouvert de paille; sa tête reposait,
sur une gerbe d’avoine. Les longs cheveux du vieillard n’étaient pas dispersés, en
désordre, comme chez un homme qui lutte convulsivement contre la mort : ils
tombaient en mèches souples et onduleuses le long des joues maigres, couvertes de
petites rides et de ce reflet bronzé que jette sur le visage la vie au grand air, qui
l’expose aux atteintes du froid, de la chaleur, de la pluie et du vent.
Le visage d’Anissimitch frappait surtout par le contraste qu’il formait avec les
physionomies des personnes qui l’entouraient ; tandis que celles-ci exprimaient
une véritable douleur, un sincère désespoir, le visage du vieillard restait calme et
serein.
L ’approche de la mort ne l’avait pourtant pas encore privé débouté conscience ;
la pensée perçait à travers ses paupières closes, éclairant les traits de son visage ;
il devait entendre tout ce qui se passait autour de lui : les sanglots de ses-parents,
les navrantes paroles d’adieu, les cris déchirants de ses filles qui l’imploraient de
ne pas les abandonner, de vivre pour elles ; mais il était évident que la pensée qui
animait ses traits n’appartenait déjà plus à ce monde. Pas un pli sur son visage ne
décelait le trouble de l’âme. On eût dit qu’il s’endormait dans les champs après
une laborieuse matinée et que, tout en s’assoupissant, il écoutait le chant des
alouettes qui le berçait.
Les visages défigurés des personnes qui l’entouraient et leurs lamentations-
exprimaient l’épouvante de. la mort, mais la calme et paisible physionomie dü
laboureur n’évoquait que l’idée du repos après une journée bien remplie.
Tout à coup le bruit des sanglots cessa dans l’antichambre. Il y èut un
mouvement dans'Tassemblée, et plusieurs voix de femmes crièrent :
- — Laissez passér, amis, laissez passer le vieux père Karp... laissez-le passer, il
vient faire ses adieux à son frère.
Un petit vieillard à la tête toute blanche s’avança.
C’était le frère d’Anissimitch; bien que son aîné d’une année seulement,
Karp était une véritable ruine. Depuis longtemps il avait déjà abandonné les
travaux des champs et passait les derniers jours de sa vie sur le poêle, sortant à de '
rares intervalles pour s’asseoir sur le banc de terre devant l’isba et se chauffer au
soleil.
Son petit visage était criblé de rides, on eût dit que chaque jour de labeur
y avait laissé un sillon ; ses pieds, ses mains tremblaient ; sa tête, qui n’avait
conservé que quelques touffes de cheveux de côté, branlait en tous sens. Il tremblait
de vieillesse et point du tout d’émotion; sês yeux éteints, attachés sur son frère,
ne laissaient entrevoir aucun trouble.
Lorsqu’il fut tout près du mourant, il se'signa et dit :
B ||S5 o h ! frère frère ! j’ai espéré gnjje tu vivrais encore avec nous,;»;. T u nous
quittes trop tôt, mon frère. „
LeÿSdeux filles du moribond interrompirent le; vieillard par un sanglot
effrayant. Elles se détachèrent de leur mère, qui tomba sans force sur les pieds de
son mari, et 's# jetèrent ' sur leur père pour l’embrasser. Saveli et son frère
pleuraient amèrement.
La pensée sereine qui éclairait le yisage du mourant s’assombrit subitement ;
ses traits, qui respiraient la paix, exprimèrent
une angoisse .terrible. Les voix de ses
proches avaient pour la première fois
atteint son coeur et le ramenaient dans le
monde réel.
Cependant ses yeux restaient fermés
et sa poitrine se soulevait toujours d’un
mouvement'lent et égal.
— Femmes ! assez crier ! dit Karp en
posant les mains sur les épaules de ses
nièces : Saveli, Pierre, faites-les taire. Le
mourant a, sans ces cris, assez de peine à se séparer de nous... en hurlant ainsi,
on lui trouble l’âme... assez... vous aurez le temps de pleurer...
Pierre et Saveli entraînèrent leurs soeurs et s’éloignèrent. Le visage du
mourant s’allongeait, prenait une expression de tristesse, et le mouvement ondulatoire
de sa poitrine devenait à peine sensible.
— Ôh ! frère, reprit Karp d’une voix encore plus tremblotante, quel moment
as-tu choisi pour nous quitter ?... Lève-toi... viens, regarde... le printemps est
venu .. Tous nos hommes sont allés semer...
A chaque parole; le visage du laboureur se contractait sôus l’empire d’une
douleur violente. Ses paupières, qui commençaient déjà à rentrer, tremblèrent,
s’ouvrirent légèrement dans les coins et laissèrent passer deux grosses larmes qui
coulèrent lentement dans les rides et se figèrent sur les joues qui se refroidissaient
déjà.
La poitrine se soulevait à intervalles de plus en plus longs ; une pâleur de mort
s’étendit, sur les traits de son visage ..... ...................................................................