Eminence, je suis, le diacre du village de Tokmak, Stephan, que vous avez
condamné à faire pénitence au couvent, pendant un an et deux mois.
— Oui, oui, tu l’as mérité, tu l’as mérité.
— Je l’ai mérité, Votre Éminence, et pour obéir à vos ordres, je me rends au
couvent qui m’a été désigné.
— Bien, bien, e xp ie .. . La pénitence purifie du péché.
— Elle purifie, Votre Éminence, et je suis venu devant Votre Grandeur
pour solliciter vos conseils avant de subir cette épreuve.
— Bien, b i e n .V e i l l e sur toi, médite, concentre ton attention sur tes péchés,
p r ie .. . élève ton âme dans les hauteurs célestes, écoute le supérieur, imite la vie
dés cénobites.
— J’obéirai, Votre Éminence, répondit le père Stephan humblement.
¡j| Mais que m’as-tu amené ici ? demanda l’arkhierei en indiquant le char et
son bagage humain.
— Votre Éminence, c’est ma famille, ma femme et mes sept enfants.
— Bien! bien! sept enfants, dis-tu, c’est très bien. Mais où les conduis-tu? Ils
te font escorte jusqu’au couvent?
— Non, je les ai amenés chez vous, Votre Éminence, répondit le père Stephan
du ton le plus naturel.
g j Ip- Chez moi ? Pourquoi chez moi ! Que puis-je faire pour eux ?
■— Ce que Dieu vous mettra au coeur de faire, Votre Éminence !
— Voyons, mon ami, je-ne te comprends pas.
— Votre Éminence, je n’ai ni parents, ni amis ; je me soumets à votre sainte
volonté et je vais au couvent. Us sont sept, avec ma femme cela fait huit; qui les
nourrira en mon absence ? Je suis leur seul soutien, sans moi ils mourront de faim.
Puisque Votre Éminence a bien voulu m’envoyer au couvent, je les ai réunis
tous et je les ai amenés chez vous comme à un père. Les voilà, mes p’tiots^'que-
vôtre sainte volonté fasse d’eux ce qu’elle jugera bon.
L ’arkhierei fronça les sourcils et considéra fixement dans les yeux le père
Stephan, mais celui-ci soutint avec un calme imperturbable ce regard. Le visage
du prélat s’éclaira, et il dit avec bonhomie : •
— Tu ne manques pas d’esprit, père Stephan. Tu veux donc laisser à ma
charge toute ta famille? C ’est hardi, mais spirituel. T u me plais, et bien que tu
ne mérites pas mes faveurs, par égard pour ta situation de père de famille, je te
pardonne pour cette fois. Retourne chez toi en paix et à l’avenir ne te grisé plus..'
— Cela ne m’arrivera plus, Votre Éminence, je vous le promets, dit le père
Stephan du fond de l’âme.
Mais le lendemain, de bonne heure, deux khoutoriane lui apportèrent sept
chars de pain, et-le père Stephan ne put se retenir d’arroser cette aubaine, en
compagnie des fermiers, de copieuses libations*
Le pope possède comme le moujik son lot de terre qu’il cultive lui-même, et
Uon comprend qu’entre ses travaux champêtres et les devoirs de son ministère, il
lui reste peu de temps à consacrer à l’éducation de la jeunesse et à l’instruction
religieuse de ses paroissiens ; aussi son influence est-elle à peu près nulle. C’est pourquoi
le dissidèntisme russe, le Raskol, tient plutôt à des causes politiques et sociales
qu’à des questions de doctrine.
Les principales sectes russes sont : les staroveri (vieux croyants), les bespopovt^i
(ceux qui rejettent les prêtres), les skopt^i (castrats volontaires), les doukhobort{i
(chrétiens spirituels), les stundistes (rationalistes), les bégouni (ceux qui fuient les
vivants)!...
Il ne m’est pas possible, dans le cadre de cet ouvrage, d’étudier en détail ces
nombreuses sectes ; je me bornerai à faire revivre le type énergique du vieux
croyant Awakoum qu’on peut considérer comme incarnant l’esprit du sectaire russe
dans ce qu’il a de meilleur et de pire.
Né vers 1620 dans le gouvernement de Nijni-Novgorod, fils d’un pope « qui
avait un faible pour la dive bouteille », comme le raconte Awakoum dans son autobiographie,
et d’une mère « adonnée au jeûne et à la prière », il épousa, à l ’âge de
dix-neuf ans," la fille d’un marchand ruiné et commença à exercer son ministère.
Il y apporta un excès d’austérité qui pouvait faire pressentir sa future carrière.
Un jour, ayant reçu au confessionnal les aveux d’une jeune fille qui s’était laissé
séduire, il se sentit embrasé par « le feu de la concupiscence »; aussitôt, il prit
trois cierges, les plaça sur le lutrin, les alluma et, posant sa main droite sur ce
brasier, ne la retira que lorsqu’il sentit le feu intérieur complètement éteint.
Il n’était pas moins sévère pour ses paroissiens que pour lui-même, il ne cessait
de leur reprocher leurs vices, tout en blâmant ouvertement les prêtres du voisinage
pour la mollesse qu’ils apportaient dans l’accomplissement de leurs devoirs.
Il ne se gêna pas pour accuser, en pleine' église, le chef de la police d’avoir,
séduit la fille d’une veuve. Ce haut fonctionnaire se jeta sur le pope, le roua de
coups et le traîna sur les dalles, bien qu’il fût revêtu de ses vêtements sacerdotaux;
finalement, il le chassa de sa cure et confisqua tous ses biens. Awakoum se vit
contraint de chercher un refuge à Moscou où s’accomplissait en ce moment un des
actes les plus importants de l ’église orthodoxe, la révision des textes altérés des
livres saints, au moyen d’anciens manuscrits trouvés aux monastères du montAthos.
Ce travail avait été entrepris par le patriarche Nicon.
Awakoum se montra l’adversaire résolu de cette épuration des textes sacrés.
Il prêcha qu’une telle révision était contraire à la volonté de Dieu et qu’on ne
doit être sauvé que par les vieux textes, lesquels ne peuvent renfermer aucune
erreur. Selon lui, il fallait continuer à se signer avec deux doigts et non avec trois,
selon le nouvel usage que voulait introduire Nicon.
Awakoum fut jeté dans un cachot, et le patriarche lui envoya des prêtres pour