toiture; la seconde peau des jeunes tilleuls, la tille, est plongée dans l’eau où on la
laisse reposer tout l’été. A l’entrée de l’hiver, on l’expose dans une chambre bien
chauffée, et quand elle est tout à fait sèche, on la déchire par bandes, qui servent
à la fabrication , des lapti.
Un moujik use souvent trois paires de lapti dans une semaine; il affectionne
cette chaussure qui laisse le pied parfaitement libre et sèche très vite quand elle est
mouillée et qui a, en outre, l ’avantage de ne coûter que six roubles le cent.
Les femmes portent aussi des lapti, que l’on peut appeler la chaussure nationale
russe, car les vieux chroniqueurs du xe siècle vantent déjà ses mérites et lui accordent
la préférence.
Il y a quelques années, le gouvernement a voulu prendre des'mesures pour
empêcher la destruction des forêts de tilleuls. Il n’a pas tardé à reconnaître que le
liber de cet arbre est nécessaire au moujik, et il a renoncé à lui retirer un produit
qui sert à des usages si variés et qui lui est indispensable. En effet, que deviendrait
le paysan russe sans cette précieuse écorce, dont la première couche recouvre
son toit ? Quant à la seconde peau du tilleul, à quoi ne lui sert-elle pas ? Il
marche dans des chaussures de tille; il dort sur des nattes de tille; au bain, il se
frictionne avec des éponges de tille, il conserve son blé dans des sacs de tille et
trie sa farine dans des cribles de tille.
Ce n est que lorsque toute la vie du moüjik se sera transformée pour se
rapprocher de celle de ses frères européens, qu’on pourra demander à sa hache de
respecter les tilleuls de son pays.
Ces forêts ont d’ailleurs un autre ennemi plus redoutable encore que le fa b r ff
cant de lapti, c’est le feu.
Les forêts qui bordent la Volga sont dévastées fréquemment par des incendies
terribles, dus, la plupart du temps, à l’imprudence des chasseurs, des bergers et
surtout des moujiks.
Les paysans russes ont la déplorable habitude de mettre souvent le feu à la
forêt pour nettoyer un morceau de terrain qu’ils désirent cultiver et il ne leur est
pas toujours possible de circonscrire le foyer de l ’incendie. Le vent, en un instant,
propage le feu dans la foret et en fait un vaste brasier; les villages enclavés dans
le bois deviennent bientôt la proie des flammes, les isbas de bois brûlent comme
des allumettes. Les troupeaux sont asphyxiés par la fumée et souvent un grand
nombre d’hommes, de femmes et d’enfants sont brûlés vifs.
Les incendies les plus redoutables s’allument d’ordinaire pendant les fortes
chaleurs du mois de juillet, quand l’air est saturé d’électricité et que la sécheresse
est telle, que la moussé dans les bois crie , sous les pieds, que les bas-fonds et jusqu’aux
marécages se couvrent d’une herbe jaunie et brûlée.
Alors les habitants peuvent tout à coup, un matin, en s’éveillant, voir une
gerbe de flammes tourbillonner sur la forêt et s’avancer vers eux : tout sert à l’attiser
et à la nourrir, les troncs renversés par le vent et abattus par les bûcherons, la
mousse, la tourbe. '
La flamme saute de branche en branche avec des bonds d’écureuil et des
crépitements qui ressemblent à des cris de triomphe ; bientôt elle atteint le tronc,
l’enveloppe, le lèche, et de là plaie béante, la poix coule à flots, des pluies d étincelles
rejaillissent; le sapin, de la racine au sommet, n’est plus qu’une torche
allumée, qui embrase tout ce qui l’entoure.
La forêt tout entière devient incandescente ; sous la fumée épaisse et résineuse
s’étend une mer de flammés, que le vent fouette devant lui en vagues onduleuses,
d’où montent des lances
de feu d’un rouge sanguin ou
d’une blancheur aveuglante suivant
l’essence qui l’alimente.
Les hurlements des loups et
des fauves chassés de leurs tanières
et qui cherchent un refuge
se mêlent aux mugissements affolés
des troupeaux qui aiment
mieux périr sur place que de se
laisser entraîner hors de l’étable,
si la fuite est encore possible.
Et au-dessus de toutes ces
plaintes, avec l’haleine brûlante
de la fournaise, monte un bruit
. sinistre de craquements de branches, les éclats retentissants des sapins qui namoeni,
la chute lourde d’arbres séculaires qui s’effondrent, la dévastation et la mort qui
sévissent sur une étendue de quelques dizaines de verstes.
En général, l’incendie éclate le matin et augmente d’intensité jusqu’à la chute
du jour, quand tombe la rosée. Les moujiks, qui ont contemplé avec stupeur
un désastre .contre lequel ils se savent impuissants, guettent ce moment pour
intervenir.
Le moyen qu’ils emploient pour vaincre le fléau est des plus curieux : ils
combattent le mal par le mal;# à l’incendie naturel ils opposent un incendie
artificiel,.
Les habitants de tous les villages à la ronde se rassemblent à l’orée de la forêt,
sans distinction d’âge ni de sexe, pour choisir l’emplacement où ils allumeront le
feu. Ils donnent la préférence au lit d’un torrent ou d’un ruisseau qui longe la
clairière et qui contient encore un peu d’eau. L ’endroit une fois désigné, tout le
mondé se met à l’oeuvre et, à coups de pioche et de pelle, creuse un fossé peu
profond, mais large d’un mètre, en liséré,- le long de la forêt.