— Le vieux est à la maison, répond le jeune homme en faisant un pas en avant.
— Pourquoi h’est-il pas venu?
— Il est encore malade.
— Ton frère, non plus, ne t’a pas accompagné?
il est resté près du vieux, répond Saveli. Depuis le commencement du printemps,
le vieux ne se sent pas bien, et il y a trois jours il a dû se mettre au lit. Nous
sommes tous en peine à son sujet; nous craignons qu’il ne se relève pas... Pour un
vieillard il ne faut pas longtemps... Voici le troisième jour qu’il ne mange ni ne boit;
il ne dit pas un mot, il reste étendu et par moments soupire... Dieu sait Ce qu’il a!
ajouta tristement le laboureur. Puis, écartant de la main le panier plein de graines,
il baissa la tête.
M. Grigorovitch, qui s’intéresse beaucoup au vieillard, demande quelques
détails sur sa maladie.
— Il y a deux semaines, dit le fils... mais il s’interrompt aussitôt et se met à
battre des mains bruyamment pour chasser une bande de choucas qui se sont jetés
sur le char et avalent gloutonnement les grains de blé, — il y a deux semaines,
reprit Saveli, nous ne nous doutions de rien, le printemps lui avait fait du bien; il
passait toute la journée aux champs à examiner les blés d’hiver, mais il se plaignait
des reins. .. Ün soir, je suis allé le voir dans l’enclos et il m’a dit, avec un regard que
je ne lui connaissais pas :
— Le printemps est là... les nôtres sont aux champs... et moi je né labourerai
plus avec vous...
— Mais, mon père, lui ai-je dit, pourquoi voulez-vous prédire ce qui arrivera?
Dieu est miséricordieux!
:— Non, mon coeur sent que je ne labourerai plus avec vous, a-t-il répondu;
puis il s’est approché de la paille et après être, resté un moment immobile, il s’est
couché dessus et s’est mis à sangloter, à sangloter... Jamais nous ne l’avions vu
comme ça... Il est resté ainsi jusqu’au soir, nous avons eu de la peine à le décider
à rentrer à la m aison.... Le lendemain, pourtant, il semblait aller mieux et il est
parti de nouveau pour les champs.
— Mais pourquoi ne l’avez-vous pas retenu? s’écria M. Grigorovitch.
— Qui peut le retenir? Je n’ai jamais vu un homme aUssi acharné au travail...
Quand .il est revenu, ses mains tremblaient et lu i, il allait toujours, furetant
partout, examinant chaque objet, comme s’il avait voulu revoir une dernière fois
les moindres recoins... Non, il ne se lèvera.plus... ajouta Saveli après un moment
de silence.
— Et qu’est-il arrivé, il y a trois jours?
— Dieu sait comment il faut expliquer cela, dit Saveli, en branlant anxieusement
la tête ; il est allé donner le fourrage aux chevaux, — car il ne permet à personne
de se charger de ce soin. Mon frère, notre bonne mère et moi, voyant qu’il
tenait à peine sur ses;, jambes, nous l’avons engagé à se coucher ; mais il n’a pas
voulu et il est allé à l’écurie... Au bout d’un moment, notre mère a dit :
Pourquoi ne revient-il pas ? Il faut aller voir ce qu’il fait.
Mon frère et moi nous avons regardé sous l’auvent... il était étendu par terre.
Nous nous mîmes à l’interroger... pas un mot... il restait comme mort ; nous l’avons
porté à la chambre, et voici le troisième jour qu’il ne parle pas... •
— Mais il aurait fallu le saigner !■ s’écria M. Grigorovitch.
Deux fois nous lui avons fait tirer du sang, mais pas une goutte n ’est venue...
sans doute son sang s’est déjà arrêté...
Dieu aura déjà décidé qu’il doit mourir...
Non, il ne foulera plus l ’herbe,
dit Saveli d’une voix calme, mais si profondément
triste que le coçur du romancier
russe se serra douloureusement.
En prononçant ces mots, Saveli
porta ses mains au-dessus de ses yeux,
en visière, et regarda fixement les
champs. Sur la route qui serpentait
parmi les guérets, il aperçut une femme.
Elle avançait rapidement et même courait
par moment$ en lui faisant des
signes.
Saveli posa à terre le panier plein
de graines, sans retirer la main qui
abritait ses yeux. A mesure que la
femme se rapprochait, le visage du
jeune homme manifestait l’anxiété; ses
sourcils se contractaient, ses narines frémissaient, toutes ses facultés semblaient
concentrées en une seule, la vue.
Quelques moments plus tard, les deux hommes purent distinguer les traits de
la personne qui venait; c’était la femme de Saveli. Elle s’arrêta encore une fois
pour reprendre son souffle et se mit à courir plus vite qu’auparavant.
— Saveli ! Saveli! rentre vite! cria-t-elle du chemin.
Son visage était rouge et portait tous les signes d’une vive agitation; de grosses
gouttes de sueur coulaient sur ses joues enflammées à côté des larmes qui avaient
mouillé ses yeux et ses cils, le désordre de ses traits et de ses vêtements indiquait
le trouble de ses sentiments.
Qu’est-il arrivé? cria de loin Saveli,:
L e père s’en v a ... viens vite lui faire tes adieux! répondit-elle en pressant
les mains sur son sein haletant et en respirant avec effort.