t-il en essuyant avec sa manche les gouttes de sueur... C ’est bien recouvert... la
terre est comme de la plume! J’en ai fait un bon lit pour tes graines!...
Et, en effet, l ’été suivant, le vieux ne se possédait plus de joie, en cpntemplant
son lopin couvert d’un bout à l’autre d’épis serrés, qui ondulaient sous le vent et
faisaient bruire les lourdes grappes d’avoine dorée.
Les trois ou quatre guérets d’Anissimitch formaient tout son univers, c’est là
qu’il vivait corps et âme, et rarement sa pensée s’aventurait au delà de la lisière
verdoyante de ses champs.
11 était arrivé, dans cet horizon borné, à connaître beaucoup de choses.
Il avait découvert une foule d’indices, lesquels, il faut bien le croire, étaient
justifiés par son expérience de soixante années. Il avait une confiance aveugle dans
ces indices.
Une fois, des pluies tombèrent sans discontinuer pendant tout le printemps,
la terre des. champs détrempée se changeait en bouillie, tout le monde pensait
que les racines des blés d’été seraient pourries ; seul Anissimitch ne'se tourmentait
pas et ne cessait d’assurer que l’été serait sans pluie et qu’il sécherait les champs
et remettrait tout en étàt.
11 se fondait sur cet indice : le 3o avril, lé jour de la fête de saint Jacques, le
soleil s’était levé dans ün ciel clair et sans nuages, il ne s’était pas obscurci un seul
instant de toute la journée. A ce signe s’en ajoutait un autre, il avait remarqué.qu’au
moment du dégel, la rivière s’était débarrassée de ses glaçons de bonne heure et
d’un seul coup; selon lui, c’était le présage d’un été favorable.
En effet, ses prévisions furent réalisées.
— Anissimitch, que regardes-tu si fixement dans ce pré ? lui demanda un jour un
voisin, tu cherches tes chévaux?
— Non, je regarde lès oies.
|||& |- Et pourquoi ? X
' — Ne vois-tu pas'qu’elles se tiennent toutes sur une patte?... Et lés grues,
remarque comme elles yolent bas... Nous aurons un hiver précoce.
Une autre fois, au commencement du printemps, il revint des champs tout
joyeux.
— Je n’ai pas encore vu un freux, et ils sont pourtant tous de retour !... Donc ils
sont allés dans leurs nids; ils sentent l'approche du beau temps et se dépêchent de
nicher.
En un mot, les indices guidaient sa vie et déterminaient toutes ses actions ; il
n’entreprenait aucun travail sans avoir consulté des présages, ces voix mystérieuses
que la nature, comme une tendre mère, a répandues partout pour servir de guides
à l’homme qui lui a consacré sa vie.
Et le vieux laboureur ne doit-il pas la paix, et la joie de sà vie à ce qu’il a toujours
obéi à ces voix mystérieuses?
Anissimitch n’a jamais consenti à occuper une place dans l’administration de la
commune. Il demandait.comme une faveur spéciale d’être exempté de cet honneur.
Bien qu’il se tînt ainsi à l’écart, il était plus écouté et plus consulté que les
autorités elles-mêmes.
Dans les affaires les plus embrouilléeslllest à sa sagesse que les parties adverses
en appelaient. '
Deux frères s’adressèrent à lui pour régler un partage : il s’agissait d’une mai-
Enterrement au village.
son, y compris les chevaux, les brebis et la métairie. Les héritiers ne pouvaient
arriver à une èntente.
Le vieux laboureur déclina longtemps ce rôle d’arbitre, en déclarant qu’une
des parties serait toujours mécontente.
Enfin, après s’être fait longtemps prier, il céda aux instances des deux frères
et prononça ce jugement: « Tout le bien et le bétail doivent être partagés en deux
parts égales, mais le blé doit être réparti selon le nombre de personnes dans chaque
famille ; or comme l’un des frères avait trois enfants et l ’autre huit, ce dernier devait
recevoir une plus grande portion de blé. »
C ’est ainsi que le partage fut fait.
Lorsque Saveli approcha du village, la nuit descendait sur la vallée; seulement
par places, partout où le terrain se relevait ou se couronnait d’un groupe d’arbres,