,8 . RUSSIE.
Pendant deux semaines, ils avancent toujours ainsi ; derrière eux les femmes
et les jeunes filles ratissent le foin, le retournent et l’entassent en meules pointues.
C ’est à ce moment que les prairies présentent l’aspect le plus frappant ; les
milliers de voix des faneurs et des faneuses se fondent en une seule, tous entonnent
la même chanson, et l’on dirait que tout le peuple russe s’est réuni pour une fête de -
famille. La nuit descend sur lés champs, les feux s’allument, la lune pâlit, déjà et
descend à l’horizon; mais le chant continue et il semble-qu’il est sans fin, comme
ces prairies sans limites. ; - ■
Ce chant a commencé dans un autre gouvernement à plusieurs milliers de
kilomètres de là ; il a été repris en choeur par les faneurs et, se propageant en
douces ondes, toujours plus loin, toujours plus loin, il pousse jusqu’au gouverg
nement de Nijni-Novgorod et là, repris par les faneurs: de la Volga,, il: s’étendra
jusqu’à Astrakan, jusqu’à la mer Caspienne!
C ’est bien l ’hymne de la terre russe interrompu en hiver, quand la neige-
couvre d’ouate moelleuse la terre aux germes féconds, mais pour reprendre aux
premiers rais printaniers, quand les ruisseaux et les sources après un silence de
plusieurs mois recommencent leur gai babil.
Personne n’a éprouvé plus profondément le charme pénétrant de la Campagne
russe à l ’heure du réveil de la nature que le célèbre romancier Grigorovitch.
Élevé à la campagne, c’est avec une joie d’enfant qu’il guette les signes précurseurs
de la reprise des travaux champêtres : le laboureur sortant le coutre rouillé
par une longue oisiveté, l’adaptant à l’araire, pour en déchirer la terre 'réchauffée
par le soleil et lè ressortir plus brillant que l ’argent. Enfin vient le jour du premier
labour et des premières semailles! M. Grigorovitch part jo u r les champs.
L ’après-midi est radieux... des nuages ronds, couleur d’opale, aux bordures
blanches qui étincellent,' comme découpées dans du fer-blanc, restent immobiles
dans le ciel, s’ouvrant sur de profondes baies d’un bleu foncé. L a gaieté éclate
dans tous les coins. Les arbres tendent déjà leurs feuilles ouvertes, et la verdure
brille partout; à la lisière des bois on trouve des violettes et des muguets. Les
clochettes blanches et rose pâle de la cuscute qui, au premier souffle du printemps,
se glisse dans le chaume, commencent à orner les champs et répandent un délicat
parfum d’amande.
Le soleil, en cette belle journée de mai, bien qu’il soit déjà cinq heures, est
aussi chaud qu’en juillet.
A mesure que le promeneur avance sur la route, le vent devient plus fort; par
moments, il sent venir sur lui Un souffle de fournaise tout imprégné de cette bonne
odeur grasse de la terre au milieu de laquelle on respTre si librement.
11 entend distinctement les cris : « Plus près, plus près ¡>, dont se servent les
laboureurs pour contraindre leurs chevaux à suivre le sillon tracé. Et bientôt
s’étalent devant lui les champs inondés de soleil, qu’animent les paysans conduisant
leurs charrues, les- chevaux, les chars, et le sourd bourdonnement des insectes
mêlé au gai refrain des alouettes, qui ne cessent de remplir les airs de leur
chant.
L a route conduit au milieu des champs divisés en dessiatines égales; des plantes
sèches et des racines arrachées par les charrues couvrent par-ci par-là une lisière
de champ, marquée,par l’herbe tendre qui tranche sur la couleur de cannelle du
champ fraîchement labouré et rayé par lés sillons.
Des: exhalaisons terrestres s’élèvent dans l'air et donnent à tous les objets que
frappe «le soleil chaud un moelleux
reflet d'or.
Au coin de chaque guéret se trouve
un char détélé plein d’avoine, et, de
côté, à une faible distance, on aperçoit
les laboureurs.
En tête marche le semeur. C'est,j
d’ordinaire,.' lé plus âgé, le père ou le
grand-père. Il porte, au bout de la corde
rejetée sur ses épaules, un tamis ou un
panier plein de grains ; il avance d’un
pas lent et mesuré, porte la main dans
le panier, l’étend en l’air, et d’un seul
coup laisse échapper 1&. graines qui
retombent à terre en formant un demi-
cercle régulier. Et, avançant sans cessé sbus la lumière, éclatante du soleil, le
'/semeur cède la place à,:.son fils ou à son petit-füs qui dirige, la charrue et recouvre
de terre les semences dispersées.
Derrière lui traîne la herse, qui tinte et tressaute entraînant des paquets
d’herbes, velues et de racines accrochées à ses dents.
Un petit garçon tient les brides de la jument, qui, habituée dès son jeune
âge' à ce travail;« marche docilement, se permettant seulement à de rares intervalles:
de ralentir le pas, afin de ,ne pas écraser son poulain, lequel, dans son
.impatience, tend le cou sous le brancard et se,met à téter de toutes ses forces.
Mais les laboureurs- ne sont pas seuls ; derrière chaque herse volent en désordre
une bande dé choucas, de freux et de pigeons blancs, et bleù noir. Ils ont l’air de
ne craindre ni les hommes, ni les .chevaux; tantôt ils s’abattent sur le sol, tantôt
s’élèvent dans les airs pour se disputer un vermisseau, ils suivent la herse sans
s’inquiéter des cris et des sifflements des.laboureurs.
Tout le champ est couvert d’oiseaux.
Malgré les cris et les sifflements des paysans, malgré les voix rauques des