Je remarquai que le feu le plus nourri venait d’un moulin, je rassemblai une
quarantaine d’hommes et avec ces braves nous eûmes bientôt pris d’assaut ce
moulin, en tuant tous les Turcs qui s’y étaient retranchés. Pendant ce combat,
nos troupes réussirent à traverser le fleuve et nous pûmes diriger une attaque
sérieuse contre l ’ennemi. Je me présentai aussitôt au général Dragomiroff et me
mis à sa disposition.
Durant toute la durée de cet engagement, j’ai servi de planton au général
Dragomiroff et je crois m’être acquitté en conscience de mon service.
Le soir, toutes nos troupes furent enfin réunies sur la place de Sistova où un
service d’actions de grâces fut célébré.
Le commandant en chef de l’armée, m’ayant aperçu, m’adressa devant tout le
monde une sévère réprimande sur mon insubordination, me déclara que j ’étais
mis aux arrêts; il m’ordonna de retourner sur-le-champ à Zimnitza.
Très surexcité, les nerfs détraqués, je me dirigeai vers le Danube et, sans
regarder devant moi, machinalement je me mis à descendre la pente raide et escarpée.
J’avais beau chercher quelque part un appui, je ne vis partout qu’intrigues,
envie, bassesses!... Parvenu au bord de l’eau, je sorjis mon revolver et j’allais
en finir avec cette existence misérable, lorsque tout à coup j’entendis ce cri de
désespoir :
— Non, non, il ne faut pas!
Avant que j’eusse le temps de me retourner, le revolver m’était arraché dès
doigts, et deux petites mains saisirent mon cou et me serrèrent bien fort et encore
plus tendrement.
Je reconnus mon petit Kirghiz^ un gamin de quinze ans que,'j’avais ramené
d’Asie. Son visage enfantin'était couvert de larmesJ Je me sentis moralement
remonté.
■ •y — H y a donc un être humain qui m’aime! me dis-je.
Et renonçant à mon projet désespéré, je retournai à Zimnitza, accompagoé
du petit Kirghiz qui m’entourait des soins les plus touchants. Enfin, grâce à l’intervention
du bon empereur Alexandre II, mes arrêts furent levés et je pus rejoindre
le quartier général.
De Sistova 1 armée poussa plus avant, continua Skobeleff; arrivée à Tirnovo,
elle fit une halte que j appelle la halte joyeuse; les troupes partaient musique en
tête et revenaient de même avec des chants et des bruits de fête. Presque tous les
autres habitants du bivouac venaient au-devant d’eux en poussant des cris de joié
et des hourras.
La cause de cette joie restait énigmatique pour, moi, car j ’étais toujours en disgrâce.
Il arrivait meme qu’au dîner le valet servait la soupe à mes voisins et feignait
de ne pas me voir, afin de ne m’en point donner, calquant sa conduite à mon
égard sur celle de ses supérieurs.