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 pouvant  disposer  de  sa maison  où  bientôt  une quinzaine de moujiks  viendront  se  
 faire  raser  la  barbe  et  couper  les  cheveux ;  le  barbier  a  bien  soin  de ménager  le  
 toupet  touffu qui  est  la  coquetterie du  Petit-Russien.  Rien  de  plus  grotesque  que  
 ce  salon  de  coiffure  improvisé,  quand  une  douzaine  de  moujiks  livrent  à  un  
 camarade,  renommé  pour  son  adresse,  leurs  faces  débonnaires,  et  que  celui-ci  
 leur frotte  le menton  avec  un morceau  de  savon  gros  comme  une  noix,  avant .de  
 passer  dessus  un  fragment  bien  effilé  d ’une  faux  en  guise  de  rasoir.  Pendant  ce  
 temps  le  patient se mire dans  un grand  baquet  d’eau  qui  tient  lieu de miroir. 
 Cette  fois  la ménagère  vaque  à  son  fourneau,  et  bientôt  la  koutia  est  prête;  
 il  s’agit  de  la  porter  sur  le pokoutia,  une  place  d’honneur  qui  lui  est  réservée  
 dans la cuisine. 
 Un  écrivain  petit-russien,  M.  Belokopytenko,  décrit  dans  ses  Souvenirs  de  
 jeunesse  cette  cérémonie  familiale  de  la  koutia  : 
 «  Je dois  vous  dire  que  j ’ignorais  totalement  en  quoi  elle  consistait.  Non  
 seulement  je  n’y   avais  jamais  pris  part,  mais  je  n’y   avais  pas  même  assisté,  car  
 un  seul  représentant  du  sexe  fort  y   est  admis,  Je  ne  savais  qu’une  chose,  c’est  
 qu’on  transporte  la  koutia  sur  le  pokoutia  et que  cette  cérémonie  est  entourée  de  
 mystère.  Quelquefois mes  camarades plus  âgés me  disaient  avec orgueil  :  ^ 
 « — Nous, nous avons  déjà porté  la koutia,  et  toi, pas  encore ? 
 « Mon  tour  arriva pourtant;  j’étais dehors avec mes petits amis  et m’amusais  à  
 fabriquer  des  traîneaux  d’enfants,  lorsque ma  mère  m’appela.  Je  ne  la  reconnus  
 pas;  ses  joues  toujours pâles  s’étaient  animées,  et ses  yeux  habituellement  tristes  
 rayonnaient  de  bonheur. Avec  quelle  tendresse  elle posa  sa main  sur ma  tête,  la  
 renversa  et m’enveloppa  d’un  regard  caressant! 
 «  —  V iens, mon Vania,  viens,  tu  porteras  la  koutia  sur  le pokoutia,  dit-elle en  
 souriant. 
 «  Je  frissonnai  de  crainte  et  en même  temps  de  joie. 
 «  Sans  mot  dire,  le  coeur  me  battant  fort,  je  regardai  curieusement tout 
 autour  de moi  et  je  suivis ma mère qui  se  dirigea  vers la  cuisine. 
 «  La   clarté  douteuse  du  soir  éclairait  faiblement  la  chambre  à travers  les 
 fenêtres  couvertes  de  givre ;  le  fourneau  s’éteignait déjà,  tous  les travaux  étaient  
 terminés...  Les  jeunes  gens  et  les  jeunes  filles  restaient  dehors,  les  bras  croisés,  
 me  regardant  avec  un  sourire  solennel.  Près  du  four,  sur  un  banc  était  assise  la  
 cuisinière,  les  bras  croisés,  me  considérant  avec  un  sourire  de  fierté.  A   côté  
 d’elle,  sur  le  devant  du  four,  étaient  placés  deux  vases,  l’un  plein  de  koutia  et  
 l ’autre  de sirop. 
 «  Près  du  pokoutia,   dans  l’attitude  d’une  prêtresse  devant  l’autel,  se  tenait,  
 objet  du  respect  des plus  grands  comme  des  plus  petits,  la  vieille  Ménikha,  qui  
 essuyait  le pokoutia  avec  une  serviette  d’un  blanc  de  neige. 
 L E   D N I É P E R .   2 i 7 
 «  Je m’arrêtai  au milieu  de  la  cuisine, ne sachant que  faire ni  où  aller. 
 |   —  P ar  ici?  mon  Vania,  me  dit  la  vieille  Ménikha,  en  m’appelant  vers  le  
 pokoutia; signe-toi  et  salue trois fois. 
 ■  «  J’obéis  machinalement. 
 «  —  Maintenant,  suis-moi. 
 «  Elle mit ses  bottes,  sa pelisse  et  sortit  de la  khata. 
 Je  marchai  derrière  elle  jusqu’à  une meule  de foin dans  laquelle  la  vieille  
 femme  chercha  la  place  où  l’herbe  était  
 la  plus  nette  et  vierge  encore  de  tout  
 contact;  son  choix  fait,  elle  nettoya  les  
 abords^  et  me  dit  dé  tirer  un  gros  tas  
 du milieu  du  foin. 
 «  —  Porte tout cela  et  suis-moi. 
 Lorsque nous  rentrâmes  à  la  culi  
 sinê,  elle me dit  : 
 « —'  Étends ce .foin  sur  le pokoutia;  
 ensuite  elle  m’obligea  de  porter-seul,  
 sans, son  aidé,  la  koutia  et  le  sirop  sur  
 le  pokoutia,  de  les poser  soigneusemenr  
 sur  le  foin  et  de  les'n'ouvrir  de  deux  
 gros  pains ;  puis  elle  m’envoya  dans  la  
 chambre  voisine  pour  prendre  du  miel  
 en  rayon  et  le  poser  aussi  sur  \e pokoutia. 
   ElIe;çOmmandait,  j’obéissais;  pour  
 finir,  elljjj m’ordonna  de  me  signer,  
 de  saluer  trois  fois,  enfin  elle  me  dit  
 -que  je  pouvais  rejoindre  mes  amis 
 d e h o r s I   I  _  .  „ 
 retits-Russiens. 
 « Accompagné des  regards souriants  
 de  ma  mère,  des  sourires  solennels  des  jeunes  gens  et  des jeunes filles, je  sortis la  
 tête  basse,  pleine  d’images  mystérieuses  et  saisi  d’une  émotion  enfantine  que  je  
 n’oublierai  jamais. 
 ■  i  Enfin,  le soir  de  la fête arrive,  deux  longues tables  s’étalent  dans  la  cuisine,  
 l’une  devant  le pokoutia,  l’autre  un  peu  plus  loin;  toutes  deux  disparaissant sous  
 des montagnes  de  gâteaux  et  couvertes  de verres et  de  carafons pleins  de  liqueurs.  
 Un  seul  cierge,  planté, à  un  clou  placé  au-dessus  de  la  table  près  du  pokoutia,  
 éclaire  la  vaste  salle. 
 . « En face  du  cierge,  devant la table, entouré d’un nuage d’encens  comme d ’une  
 gloire,  mon  père,  tout  revêtu  de  blanc,  de  sa  main  gauche  soulève  et  balance  
 l’encensoir.  Nous  sommes  tous  réunis  derrière  lui,  la  famille  el les  domestiques.